Souvenirs de Suzanne : 1918

L'armistice et le retour de Papa.

Quand nous, les cinq aînés étions enfants, papa était prisonnier, maman nous parlait toujours de lui et le tenait au courant de notre vie par des photos, ces photos ! ... Tout était prétexte à photos : les premiers pas d'Yvonne, les premiers tours en vélo de Jean, plutôt Jeannot ; Mais tout ceci n'était rien à côté des photos de groupe qui étaient notre terreur : Il fallait être bien propre, bien arrangés, et poser au soleil sans grimacer, avec le sourire.

La plus notoire fut celle du 11 novembre 1918, où Paul et Michel présentent le journal : “ L'Armistice est signé ” ; les plus jeunes doivent tenir fièrement des drapeaux français, mais ils pleurent tellement la mise en scène a été laborieuse ; pourtant, au dehors, toutes les cloches des églises carillonnent la victoire.

Dans une ambiance de fête, avec l'aide de la grande cousine, Margot Bonvoisin, (future Mère Jeanne d'Arc), nous nous mettons à l'œuvre pour confectionner des guirlandes, des banderoles, des fausses portes, la maison en est toute décorée.

Le retour de papa sera dans huit jours, dans quinze jours peut-être ; maman sursaute à chaque coup de sonnette. Hélas, novembre se termine, décembre passe, pas de retour. Il faut déménager de la rue Georges Sand pour l'Avenue Charles Gris.

Là, on remet les décorations un peu défraîchies...

Janvier est déjà bien entamé, quand, le 24... : nous sommes à table pour le repas de midi, maman, Margot, Suzanne, Yvonne ; Les trois garçons sont au collège. On vient d'apporter le dessert, c'était une compote de pruneaux,... on sonne, maman dit “ c'est le cireur ”... et nous sert les pruneaux, mais elle guette toujours et entend une voix forte dire : “ C'est bien ici qu'habite madame Henri Mamet ? ” Aussitôt, elle bondit, et Suzanne pense “ Voilà encore maman qui croit que c'est papa ; moi, je mange mes pruneaux ! ... ”

Mais quelque chose n'est pas normal : Maman a accueilli son cireur de parquets avec un grand cri, et maintenant c'est le silence..., curieuses, Suzanne et Yvonne passent leur nez à la porte et voient un monsieur, un soldat, qui embrasse maman : C'EST PAPA !

Intimidées, elles ne bougent pas ; quand papa les voit, il interroge maman : “ Qui est-ce ? ” - “ mais, c'est Suzanne, voyons, c'est Yvonne ”. Papa enlève Suzanne dans les bras pour l'embrasser et la dépose à terre, très fière. Au tour d'Yvonne, qui, affolée, se met à pleurer et Suzanne se dit : “ Quelle sotte, est-ce qu'on pleure dans les bras de son papa ? ”

Pendant ce temps, Margot est partie discrètement chercher les garçons. Le pauvre Jeannot a beau pédaler à toute vitesse : il n'a qu'un petit vélo et crie à ses frères, “ attendez-moi, attendez-moi ” mais ils filent, et Jeannot, en larmes arrivera après.

Je me rappelle ensuite que papa avait très faim et a dévoré du poisson...