Dernière mise à jour : 08-Jul-2008

1 - 1922 - Naissance de Robert et la maison du 8 rue Alphonse Mercier

Je me souviens, je suis né le 21 décembre 1922, c'était l'hiver, ce siècle avait 20 ans, aurait dit Victor Hugo. Inutile de retenir la date : le 14 juillet, Marignan ou l'appel du 18 juin, c'est tout de même plus important, vos numéros de téléphone aussi.

A l'occasion de ma naissance ont été mis à jour quelques millions de gènes provenant des nombreux ancêtres dont il m'a fallu établir une généalogie complète, afin de mettre de l'ordre dans mes désirs.

Donc, ce jour là, j'ai émergé du ventre de ma mère, au 8 rue Alphonse Mercier à Lille, dans une maison bourgeoise pourvue de deux escaliers, grand, tapis et barres de cuivre, et l'escalier de service pour “ tous les jours ”.

Au rez de chaussée, passage de voitures, entrée, vestiaire, salle de billard (un vrai, sans trou, ni dans le tapis, ni dans la table de marbre), atelier du chauffeur... (entre le susdit atelier et le couloir, une chambre noire...que je n'ai jamais utilisé, Paul aurait-il tout emmené en se mariant ?) ...J'ai failli oublier la cuisine et l'arrière-cuisine, avec vue et porte sur jardin (en ciment...)

Au premier étage, une belle salle à manger avec Window, (non, ce n'était pas Windows 95 : Papa était peut-être en avance sur son temps, puisqu'il avait été l'un des premiers à remplacer, au tissage, la machine à vapeur par un moteur électrique, l'électricité était fournie par la Compagnie des tramways... Bon ! Je déraille...)

Donc dans le window, trône une T.S.F. qui, au temps de ma naissance marchait sûrement sur batteries (rechargeables, c'est évident, vu qu'on n'avait pas inventé les piles) que j'imagine aussi volumineuse que la batterie de ma Xanthia.

Et un salon -piano droit et piano à queue : Maman y jouait du 4 mains et du 8 mains avec ses petites copines, pardon, avec les dames de son monde- et un lustre de verroteries, imitation cristal, qui brillait, sinon de 1000 feux, mais d'au moins 30 ou 50 lampes bougies.

Un petit salon, réservé exclusivement aux parents...

Et enfin la salle d'enfants, meublée entre autres d'une table en acajou que je casserai un peu plus tard, et d'un fauteuil de bureau tout simple, fond en bois, accoudoirs cintrés, quatre pieds droits... et un trou tout écaillé de 3 cm x 3 dans le fond : Le fauteuil de bon papa, m'a-t-on dit, percé par un éclat d'obus en 14-18, le fauteuil, pas le grand-père, que je n'ai pas connu, mort en 1917.

Petits détails d'intendance : entre rez de chaussée et premier étage, un monte-plats actionné à la main soit par la cuisinière, soit par l'une des femmes de chambre, (car il y en avait deux), une en tablier blanc qui servait à table, et l'autre qui servait... à rien ? Je passe en vitesse sur le chauffeur, la couturière (pas tous les jours), et la nounou qui me torchait le derrière, mais qui n'était peut-être pas suisse garantie d'origine.

Revenons à la mi-étage, il ne faut rien oublier des lieux qui ont marqué ma jeunesse, entre le rez de chaussée et le premier étage, il y avait aussi un water dans lequel maman m'enfermait quand je n'étais pas sage ; je donnais des coups de pied dans la porte, mais à l'époque on savait faire des portes qui, sans être blindées, résistaient aux coups de pied d'enfant...

Il y avait donc un water à chasse d'eau, un lavabo et même un urinoir (il fallait déjà être grand pour s'en servir)... Un jour, rentrant de classe, je me lavais les mains avant de passer à table (il devait être entre 12h18 et 12h22), papa rentra et s'installa devant l'urinoir : Nous étions dos à dos quand il laissa soudain filer un vent dont l'origine ne pouvait m'échapper ; Je souris peut-être un peu bruyamment, papa se retourna et me dit sèchement : “ Quand tu auras mon âge, tu pourras... ” J'ai fait le calcul sur mon ordinateur ; maintenant, je peux, j'ai la permission de papa : je m'entraîne activement.

Laissons s'écouler naturellement les souvenirs liés à ce lieu d'aisance : un water à chasse d'eau, oui, mais il n'y avait pas de papier Q ; Je m'explique : on avait 2 ou 3 voitures et un chauffeur, mais pour le PQ, on récupérait l'annuaire du téléphone dont on coupait les pages en deux avant de les plier en les intercalant pour faire de beaux paquets bien ajustés au format de la boite normalisée “ NF.PQ ”. Les jeunes ont perdu le sens de l'économie, qui a fait la fortune de nos parents.

Autre détail : papa avait acheté cette maison en 1919 ; toute une partie de la maison -du grand escalier, à l'ensemble de réception, salon, salle à manger, petit salon- était luxueusement éclairé par la fée électricité, alors que les pièces de service étaient éclairées au gaz. Et quand j'étais jeune et qu'il y avait une panne d'électricité, on allumait le bec de gaz du couloir, le seul qui subsistait.

Mais je n'ai pas terminé la visite de la maison : Je vois encore, sur le vaste palier du 1°, le lit clos aménagé en bibliothèque... (Mais pourquoi la porte de gauche était-elle fermée à clé ?), et le petit salon... c'est tout de même sur le bureau du petit salon qu'étaient exposés, le jour de ma communion solennelle, les cadeaux que chacun me rapportait et ma brave marraine, une très vieille cousine de maman, de m'expliquer, qu'ayant perdu son pauvre mari, elle ne pouvait plus se permettre, mais qu'elle me constituerait une dotation qui me reviendrait à ma majorité ou à sa mort : elle est morte, je suis majeur...

Je ne vous ferai pas monter au second (quatre chambres, SdB, tout confort), ni au troisième, (deux “ chambres de bonnes ”, et une chambre d'amis - un poste d'eau froide dans le couloir - chambre d'amis où, plus tard, beaucoup plus tard, j'aurai le droit de jouer au train électrique - à large voie : 7 à 10 cm - j'en ai pris de bonnes joutes de 110 volts, courant continu, en touchant les rails !) ...

Revenons au point de départ : dans la chambre à côté de celle des parents, au 8, rue Alphonse Mercier, je naquis le 21 décembre 1922 : À toutes “ faims ” utiles, je rappelle la date afin que chacun s'en souvienne encore pendant quelques années, mieux que je ne me souviens des dates anniversaires de mes parents et enfants : À noter que la date de naissance de maman devait être de l'ordre du “ Secret Défense ” : une femme de son monde - qui était forcément le mien aussi - ne disait jamais son âge.

Par contre, papa aimait bien rappeler le sien, surtout quand il a commencé à dépasser le cap des 80 ans : Là aussi, il va falloir que je m'entraîne : mon psy m'a dit qu'on reproduisait toujours les trucs de son papa, ce n'est pas toujours facile.

Cette date de naissance est d'ailleurs le seul élément “ historique ” de ce SOUVENIR : elle est attestée par l'état civil tandis que le reste est un peu arrangé ; L'histoire, surtout la mienne, serait franchement rasoir si elle n'était agrémentée de quelques fioritures nées du piment de l'imaginaire.

A deux ou trois jours de cet événement, je fus baptisé puis déposé sur l'autel de la Vierge à qui j'étais consacré -tout un programme-, et “ voué au bleu ”, c'est-à-dire condamné à ne porter que du bleu jusqu'à l'âge de 2 ans. Pour faire bonne mesure, étant bébé , je portais des robes (il paraît que c'était toujours comme ça...), et maman qui aurait tant voulu une fille comme clôture, me laissa les cheveux longs jusqu'à 7 ans. Grâce à ma robuste constitution, je ne devins ni curé, ni homosexuel.

Mais tout cela n'intéresse plus personne que moi, et mon psy qui est si content quand je lui en parle (avec ça et mon mariage, il a tout compris le film, ma rougeole, mon paludisme, ma diarrhée verbale : Il est chiant, ce mec !).

Donc, c'était en 1922 (pour mémoire), la guerre de 14 était finie depuis à peine 4 ans, le Nord se relevait péniblement de ses ruines - toutes les usines systématiquement détruites par les Allemands, toutes les villes et villages où s'était stabilisé le front pendant quelque temps, pratiquement rasés.

1922, c'est l'année où Paul, mon grand frère qui, à cette époque, était beaucoup plus grand que moi, passait son permis de conduire sur la Cottin Desgouttes à moins que ce ne soit sur la Peugeot décapotable. (Ah ! Si vous aviez une Peugeot, disaient les grandes affiches de cette époque où la “ publicité ” n'existait pas : c'était “ des réclames ”).

Ça me rappelle une anecdote : Lorsque papa a passé son permis de conduire, l'inspecteur lui a demandé : “ et si le moteur cale ? ” Et papa de lui répondre : “ Je fais signe à mon chauffeur, qu'il prenne la manivelle et aille le remettre en route. ”

1922, c'est l'édition de mon Larousse Universel en 2 volumes dans lequel je lis :

Mais en 1922, il y a plus de 30 ans que Jules Verne a écrit “ Le tour du monde en 80 jours ”.

En 1922, Hitler a 33 ans : en 1921, il a tenté de prendre le pouvoir et a créé les S .A. (Sections d'Assaut ou Chemises Brunes). Staline est nommé Secrétaire Général du Parti Communiste de l'Union soviétique...

1922, c'est aussi l'année où papa achète “ Les Courlis ” : Ambleteuse, c'était encore très loin : quand tout allait bien il n'y avait que trois heures de voiture, tout heureux quand on n'avait crevé qu'une seule fois, car il n'y avait qu'une roue de secours, mais papa avait l'habitude de réparer une chambre à air sur le bord de la route. Il savait tout faire, mon papa.

La voiture ? Une vraie usine à gaz : les phares marchaient à l'acétylène : un goutte à goutte d'eau sur du carbure, et la lumière jaillit comme par miracle. Il n'y a pas de pompe à essence : essence, carbure, et huile s'achètent à la droguerie du coin.

Mais il y a un vase avec des fleurs, fixé sur le montant entre les deux portières.

(La C6 a été la première voiture sans vase à fleurs : maman était déçue !)

Ambleteuse, ce sera aussi de 1922 (après, je n'en parle plus) à 1939, les grandes vacances du 12 ou 13 juillet au 10 septembre, on n'avait pas droit aux grandes marées d'équinoxe à cause de la rentrée vers le 20 septembre (Robert vers 1923-24). Et pourtant elles étaient spectaculaires, les grandes marées d'Ambleteuse (parfois, à fin août, elles avaient la bonne idée de devancer l'équinoxe) ; Elles avaient lieu à 1 Heure ; les imprudents qui n'avaient pas couché et solidement attaché leurs cabines de bains, les voyaient partir à la dérive et souvent voler en éclat sous les applaudissements des nombreux curieux. On pouvait aussi profiter du spectacle sur la falaise de Boulogne d'où on voyait les voitures s'engager à toute vitesse sur la route inondée, tomber en panne et les passagers sortir piteusement de leurs voitures sous les gerbes d'eau de mer qui déferlaient sur la digue, bienheureux encore quand ils ne sortaient pas du casino, à 1 heure du matin en tenue de soirée...

Et puis Ambleteuse, comme Hardelot, c'était une plage tranquillement bourgeoise : Il n'y avait pas de gare, donc pas d'ouvriers le dimanche, (ils allaient à Malo les Bains, l'horreur !) Et puis si, un jour, les rouges arrivaient à obtenir des congés payés (Dieu nous en préserve), on resterait tranquille puisqu'ils n'auront jamais de voiture.

Les petites bonnes de toutes ces honnêtes familles bourgeoises de Lille Roubaix Tourcoing se retrouvaient d'année en année, sur la plage, où elles gardaient les enfants en devisant : “ Ambleteuse, c'est la plage où les patrons envoient leurs bourgeoises avec les gosses : dans un trou pareil, ils sont surs qu'elles ne les feront pas cocus... ”

Ambleteuse pour moi, ça commence par les pâtés dans le sable, puis les filets à crevettes et les cerfs-volants, les barrages dans les dunes d'Audresselles, les patins à roulettes, le tennis et ses balançoires, mon auto à pédales et à trois roues, ma petite auto rouge, ...

Ne souriez pas, ma petite auto rouge, rouge comme les Bugatti, ma petite auto rouge, il eut fallu la mettre dans un musée... : Je vous dis tout.