écrit en juillet 1977 par Cécile Beamish Gadenne, après avoir vécu 40 ans en Angleterre et en Australie

Mon arrivée en ce monde. La maternelle. Le catéchisme. L'évacuation.

Ma naissance (13/03/1911) ne fut certainement pas un évènement, car les bébés, chez nous arrivaient à une cadence rapide. Ils étaient dans l'ordre des choses. Tous les dix-huit mois un bébé faisait son apparition : trois frères et deux sœurs me précédaient, trois frères et deux sœurs allaient me suivre. Et plus tard, en grandissant, quand j'avais du vague à l'âme Papa me disait pour me réconforter : “Au milieu se trouve la vertu.”

Quand Maman fut avertie de ma venue, elle ne se précipita pas vers Papa, émue, un sourire tremblant aux lèvres, pour lui confier son doux secret, elle ne courut pas les magasins, délicieusement agitée, en quête d'une nouvelle layette. Point de projet ambitieux sur mon avenir, point de rêves fous.

Or donc quand je naquis Marie, la garde (la sage-femme), dut m'emmailloter fermement de ses mains habiles, me montrer à Maman en lui disant : “Regardez, Madame, encore une belle petite fille” et dut me glisser dans le berceau de mousseline blanche pendant que Maman, soupirant d'aise, a du tourner la tête sur l'oreiller et s'endormir.

Mais qu'importe, je dus, moi aussi, me pelotonner contre la nichée, bien au chaud et me trouver enveloppée par cet amour maternel mystérieux et infini.

Il paraît que Papa et Maman ne savaient comment m'appeler et, de cela, quand on me l'a dit, plus tard, j'en avais été extrêmement vexée. Quoi pas d'étiquette à coller sur ce nouveau pot ? On a hésité. Marthe, disait Maman, Cécile, disait Papa et Cécile je fus baptisée. J'en suis bien heureuse. Cécile est un joli nom. Papa pour ma 1ère communion me donna un livre illustré sur ma Sainte patronne. J'appris ainsi qu'elle était patricienne, vierge et martyre. Patricienne veut dire qu'elle était de famille noble, martyre qu'elle était morte pour sa foi, quant à vierge je ne savais pas ce que cela voulait dire. Je regardais longtemps les images des Saintes Cécile, surtout celle de sa mort : allongée dans sa robe blanche, elle tenait un lys. Je cherchais toujours la coupure de la tête mais l'artiste avait enroulé un voile autour de son cou et on devinait à peine la blessure : un trait, une pointe de sang dans le creux, sous les cheveux. C'était tout.

J'aurais voulu devenir sainte comme elle.

Quand a été ma première lueur de conscience ? Quand ai-je réalisée que j'existais ? Je remonte plus loin, toujours plus loin. Je m'enfonce dans la brume qui recouvre mes premières années et tout à coup une lumière émerge, une image s'avance, se précise. Je tiens mon premier souvenir : nous sommes dans une cave serrés les uns contre les autres. Autour de nous des caisses sur lesquelles il y a des bougies. Bon Papa Gadenne est là. Un grondement continue se fait entendre au loin, puis de temps en temps des coups durs butent contre les murs de la cave, alors la flamme des bougies tremble, se courbe et une poussière acre sort des murs.

Cette odeur fétide me poursuivra toute ma vie, je n'oublierai jamais ; c'est le bombardement, c'est la guerre. Une autre image : à la queue leu leu, choisissant délicatement notre chemin au milieu des décombres, nous marchons dans la nuit. Une lune splendide chevauche dans le ciel clair. Chacun de nous porte une couverture en bandoulière. Notre maison a été détruite par le bombardement des dix-huit ponts et nous allons nous réfugier chez un ami, un architecte qui habite un autre coté de la ville ; cet homme charmant et son épouse nous accueillent. Je me souviens de cette merveilleuse promenade. La nuit était belle, nous étions tous ensemble, il y avait de l'aventure dans l'air et j'enjambais les pans de mur avec allégresse. Mais en fouillant dans mon passé d'autres souvenirs, timidement, s'approchent ; humbles souvenirs qui avaient toujours été là et que j'avais ignoré : assis à nos pupitres on nous fait dormir sur nos bras repliés. Je ne dors pas. Je fais semblant. La tête dans le creux de mon coude je vois juste en dessous du banc de ma voisine, une goutte s'écrase sur le carrelage puis une autre et encore une autre. Je regarde ma compagne. Dort-elle ? Les gouttes se précipitent et une rosace s'élargit, en tremblent, sur les dalles poussiéreuses. Je suis épouvantée que va dire la maîtresse ? A un autre moment celle ci dit : “Soyez sage, tenez-vous bien”, je sais, alors que la leçon est loin d'être finie car quand celle-ci touche à sa fin la maîtresse ne gronde plus, elle laisse faire ce qu'on veut. J'avais, je crois 3 ans. J'avais insisté pour allé à l'école maternelle avec mes frères et sœurs aînés. Le résultat de cette belle ardeur fut, qu'à 5 ans, je savais lire couramment. Thomas dit alors : “Cécile sera l'intelligence de la famille”. Pauvre père, l'intelligence de la famille n'a pas été bien loin.

Le catéchisme (vers 1919)

La tante Madeleine, la sœur de Maman, la religieuse, me prépare à ma première communion. Je regarde un catéchisme en images. Tante Madeleine me parle du petit Jésus, du ciel, des âmes sans taches, de mon ange gardien des âmes en état de péché mortel, du diable, de l'enfer. Pendant des heures je regardais ces images. Sur une page, de belles personnes vêtues de blanc, le visage radieux, regardent le ciel : ce sont les âmes sans taches, les anges sortent des nues et leur tendent la main. Je tourne la page et alors c'est affreux : le ciel est sombre, il y a des éclairs, les personnes sont vêtues de longues robes mais celles-ci sont grises et en bas de cette image des flammes montent et des diables brandissent leurs fourches en ricanant : ce sont les âmes en état de péché mortel. Je tenais droite la page de mon catéchisme et essayais en me …

.../... (il manque une page dans le texte dactylographié)

Il paraît qu'on nous trinqueballa ainsi pendant trois jours à travers la France, Maman et ses huit enfants. Le dernier ne voyageait dans le couvercle d'une valise de paille. Nous arrivons dans un grand hall, tout éclairé : des voix, des appels.Un essaim d'infirmières, vêtues de blanc, une croix rouge sur le voile, s'élance vers nous, s'empare de nous, Maman nous avoua, plus tard, qu'à ce moment là, nous nous mimes tous à pleurer. On nous enlève nos vêtements, on nous lave, rhabille de neuf, on nous bourre de friandises. Nous étions arrivés au paradis ; la grande salle pleine de lumières, les beaux anges qui nous souriaient et nous nous étions les âmes sans taches. Nous étions en effet arrivés en Suisse ou l'on accueillait les réfugiés avant de les relancer sur leur triste parcours ; notre destination était, je crois St Nicolas de la Balerme, sur la Garonne. Je n'ai guère de souvenir de cette période, seulement les gros orages qui éclataient tous les soirs et moi, apeurée, me serrant contre Maman. C'est tout.

Une rencontre

Un jour, dans la rue Maman nous pousse dans les bras d'un homme barbu. C'était Papa qui était enfin parvenu à retrouver sa famille bien aimée. Il nous regardait, riait, disait en regardant l'un des plus jeunes : “celui là n'est pas à moi, il a trop grandit, c'est pas possible”. Maman riait doucement en le regardant et nous heureux de les voir heureux riions sans comprendre ; comme nous étions bien sur ce trottoir gris et rose fraîchement lavé par une brusque ondée. Voilà, je me suis enfin retrouvée. Je prends par la main cette petite fille au visage rond et terne et, ensemble, nous allons rebobiner les années de notre vie, lentement, à notre loisir, au gré des jours et peut-être que, après cette expérience, lasse, se détachera de moi et me laissera achever ma vie en paix.

La maison

Nous habitions, 42 rue de Valenciennes (à Lille - 59), dans les faubourgs. Papa était patron. Il avait une Savonnerie : La savonnerie Gadenne-Cornaille, fondée en 1840.

La maison donnait sur la rue : sa longue façade de pierres grises était percée de nombreuses fenêtres à petits carreaux sous plomb, colorés vert bouteille, ce qui, ainsi, empêchaient les passants de jeter des regards indiscrets. Je dois ajouter tout de suite que l'usine était accolée à la maison ce qui n'était pas du dernier bien et nous rabaissait un peu près de certains membres de la famille et certains amis qui avait de belles demeures sur les boulevards paisibles. Or donc une cour pavée nous séparait de l'usine et du cabinet de toilette de Papa et Maman, lequel faisait une espèce de baie vitrée, on avait une splendide vue sur cette cour. Appuyée sur l'appui de fenêtre, je voyais de lourdes voitures, recouvertes de bâches qui y entraient avec un grand fracas ; le charretier tirait sur les rênes, claquait la langue et les chevaux s'arrêtaient ; leurs croupes luisaient, leurs queues soulevaient lentement avec une sorte de majesté et une crotte ronde et dure, appétissante comme un petit pain doré, s'écrasait sur le pavé, alors une saine odeur de crottin montait jusqu'à la fenêtre. Plus tard ce fut de lourds camions qui roulèrent dans la cour. Parfois quelques ouvriers, la taille ceinturée d'un sac, y poussaient des tonneaux vides.

On pouvait voir de l'autre coté de la cour, entre les portes ouvertes du bâtiment, de grandes cuves dans lesquelles tournait et retournait une masse gluante : Le savon. Dans la pénombre on distinguait la silhouette de Papa en habit de travail, en bleu, qui surveillait la cuisson. Papa passait toutes ses journées près de sa cuve et quand Gabrielle, légèrement déçue de la sorte de patron qu'était son mari, lui disait : “Mais enfin Thomas ne pourrait-tu te faire remplacer”, Thomas lui répondait qu'il n'y avait que lui qui savait exactement quand la cuisson était à point et en effet, à l'observer de près de sa cuve on se rendait compte que c'était tout un art ; De temps en temps il prenait une longue cuillère, la plongeait dans la cuve, prenait un peu de savon, l'étendait sur une plaque de verre et repoussant ses fines lunettes d'or sur son front, se penchait et regardait longuement la goutte qui tremblait sur la surface transparente ; Parfois, il en mettait un peu sur sa langue, juste comme de la confiture.

Comme nous n'avions pas de jardin, nous avions la permission, le dimanche, de jouer dans certains bâtiments de l'usine. Or donc, tous garçons et filles, enfilant de grand tablier, pour protéger nos habits du dimanche, nous faisions de merveilleuses parties de cache-cache. On courrait, un peu effrayés, à travers les bâtiments vides et sonores. On se cachait derrière les tonneaux, on poussait de lourdes portes qui se mettaient à rouler, sur de petites roues, avec un fracas de tout les diables ; au fond de l'usine il y avait un terrain vague dans lequel on avait mis de vieilles chaudières hors d'usage ; patientes, elles rouillaient attendant que l'on décide de leur sort. L'hiver leurs flancs rugueux se piquaient de petites étoiles de givre ou, quand il pleuvait de longues gouttes d'eau dégoulinaient en zigzaguant. Mais l'été c'était un triomphe : Des herbes folles, des liserons, des larges marguerites les recouvraient à demi, et, de loin, on aurait cru voir de grosses bêtes sauvages prêtes à bondir. Mais qu'elle cachette. Je m'accroupissais dans les hautes herbes, la joue collée contre l'épaisse couche de rouille et, le cœur battant, j'attendais la voix de plus en plus rapprochée de celui qui me cherchait.

Le quartier ou nous habitions était triste ; Plein de misérables cabarets ou les ouvriers allaient de prendre la “goutte” et de courées ou s'entassaient leurs familles.

Ma chambre à coucher donnait sur la rue et quand, discrètement, je soulevais mon rideau de cretonne fleurie, je voyais la courée. Je pouvais voir tout ce qui s'y passait. Les ouvriers y entraient par une sorte d'étroite allée qui s'élargissait vite en une large cour au milieu de laquelle se trouvait un modeste bâtiment en briques : les cabinets. Tout autour de cette cour se tassaient les maisons ; maisons d'ouvriers collées les unes aux autres, comme toutes honteuses, maisons tristes, sales entourées de pavés noirs, luisants, poisseux ; des lambeaux de lessive pendant mélancoliquement, comme sans espoir, sur des fils de fer qui grinçaient sur des clous rouillés. Dans cette cour les enfants se poursuivaient en criant, se disputaient ; les mères, les cheveux en bataille, les poings sur les hanches, s'interpellaient de leur voix rauque et le soir, en été à la tombée du jour, des couples se poussaient contre les murs.

Jamais aurais-je osé y mettre les pieds. Seulement quelques mètres nous séparaient et pourtant nous étions aussi éloignés les uns des autres que si cette cour eut été au centre de l'Afrique, habitée par des sauvages.

Si le quartier n'était pas agréable, la maison l'était. Elle avait été bâtie par un ami de Papa, un architecte intelligent qui, en mettant une grande véranda au cœur même de la maison, avait réussi à nous donner une demeure pleine de clarté. Sur cette véranda donnaient toutes les salles. Mais la gloire, ce dont j'étais très fière, était l'escalier. Ce bel escalier de chêne clair, aux marches plates, partait d'un coté de la véranda et, en une courbe imposante, s'étirait, s'enroulait le long des murs puis se terminait en un vaste palier circulaire sur lequel donnaient toutes les chambres. De ce palier on plongeait directement dans la véranda et, bien souvent, je suis restée là, accoudée, rêveuse, regardant le chignon grisonnant de Maman et le crâne rose de Papa. C'était une maison idéale pour une famille nombreuse. Nous étions rudement bien à l'aise. Toutes les salles, spacieuses, claires, étaient, sauf le salon et la salle à manger, carrelées, ces dalles lavées fréquemment au savon noir et rincées à grande eau luisaient à travers toute la maison juste comme un palais de marbre. Il y avait le salon, nous y allions très peu. C'était la salle pour les visites. Nous y entrions sur la pointe des pieds, un tapis recouvrait le parquet, des chaises de cuir, dont le dos était embossé des initiales de Papa et Maman, étaient rangées le long des murs. De fragiles petites tables dont les pieds étaient recouverts de fines lamelles dorées étaient disposées çà et là prêtes à recevoir les tasses de thé des visiteurs.

Sur les châssis, des statuettes représentant des scènes champêtres ; l'une d'elles montrait qui, appuyé contre un arbre, un pied en avant, jouait de la flûte et assis auprès de lui une bergère, dont le corsage glissait sur son épaule, le regardait en souriant. De lourds rideaux, retenus par une ganse de soie, encadraient les fenêtres qui donnaient sur la rue. Dans un coin, le piano et c'était en effet dans le salon que nous prenions notre leçon de musique. Tous les mercredis après-midi, Melle Ghesquière venait nous donner des leçons ; tous nous défilions, un par un, chaque enfant avait une demi-heure. Maman venait faire un bout de causette. Je crois qu'elle en profitait pour payer Melle Ghesquière pourtant je n'ai jamais vu ni argent ni enveloppe passer de main à main, cela devait être fait très discrètement après tout Maman avait été très bien élevé et avait certainement appris l'art de payer une demoiselle de piano sans la blesser. Or donc Maman entrait dans le salon. Melle Ghesquière retenait alors entre ses mains mes mains qui cherchaient, péniblement les notes, et l'écoutait. Maman dirigeait la conversation, Melle Ghesquière acquiesçait en branlant la tête. J'étais ravie, je regardais la jolie pendulette aux heures dorées qui se balançait sur la cheminée de marbre, les aiguilles tournaient, ma leçon serait écourtée et je n'aurais pas le temps de jouer les “clochettes d'amour.” Puis Maman partait, Melle Ghesquière lui souriait, me rendait mes mains à nouveau et s'impatientait sur mon manque de talent en postillonnant à travers ses longues dents jaunes.

Entrons dans la salle à manger. C'était une jolie salle aux boiseries vertes. L'un des cotés donnait sur la cour de l'usine. Au fond de cette salle il y avait une espèce de fausse cheminée aux cotés de laquelle des sièges en niche avaient été bâtis, ils ressemblaient assez à des confessionnaux, à l'autre extrémité une porte qui menait à la cuisine : Le long de ce mur de longues armoires étaient encastrées dans lesquelles l'on mettait la vaisselle, les plats, l'argenterie, la verrerie… La salle à manger était séparée de la véranda par des portes vitrées qui pouvaient se replier quand il y avait un grand dîner. Au milieu une grande table. Pensez donc, nous fûmes, avec tante Margot, 14 pendant de nombreuses années.

Quant à la cuisine, nous n'y allions pas. C'était l'empire des bonnes. Ou elles nettoyaient les carrelages à grands seaux d'eau, ou elles préparaient les repas, de toute façon, si on y mettait le nez, on se faisait rabrouer : “Alors, qu'est-ce que tu veux ? On n'a pas le temps de s'amuser, nous, on travaille. Va-t-en, nous embêtes pas.”

Dans une autre partie de la maison il y avait la salle de jeux. C'était aussi une grande pièce claire : c'était des anciens bureaux que Papa avait du transformer quand il avait vu sa famille s'agrandir. Nous avions peu de jouets. Quand on est 12 enfants, on peut s'en passer, nous méprisions les enfants uniques (nous n'en connaissions qu'un ou deux) entourés de leurs jouets coûteux. Il y avait cependant une armoire dans laquelle se trouvait une longue boite assez profonde. Dedans il y avait tout ce qu'il faut pour célébrer la messe. Je me demande qui nous avait donné ce jeu extraordinaire. Quand les frères mettaient aubes, surplis, étoles, quand ils s'affairaient avec les burettes et quand l'un d'eux nous bénissaient en agitant frénétiquement la sonnette, j'étais scandalisée : j'étais une petite fille très pieuse.

A un bout de la salle travaillait Mlle Blanche : Elle était la lingère. Courbée sur la machine à coudre, elle pédalait avec ardeur et le drap, s'échappant par saccade, tombait lentement en plis mous, à ses pieds, que de temps en temps elle repoussait patiemment du bout de sa bottine noire. Parfois elle s'arrêtait, se redressait, replantait ferment les épingles qui s'échappaient de son maigre chignon et nous souriait, elle était gentille, nous l'aimions bien. Quelques fois, pour la taquiner, nous lui apportions nos devoirs : “Fais ça pour moi, s'il te plait ?” Nous lui demandions. “Mais mes enfants, je ne sais pas moi, j'ai pas appris comme vous, j'ai dû gagner ma vie” et elle se repenchait sur sa machine.

Papa et Maman

Parfois nous demandions à Papa : “Comment as-tu rencontré Maman ? Quand es-tu tombé amoureux ?”

Alors il tiraillait sa barbiche et nous racontait sa grande passion. Il en avait plusieurs mais sa favorite était la suivante : je me promenais sur la plage quand subitement, j'entendis des cris : “Au secours au secours”, je regardais vers la mer, je vis un nageur qui était en difficulté. Alors, moi, votre père je ne fis ni une ni deux, je fis tomber la veste et à grands coups de crawl m'élançais dans les vagues (ici on se regardait, étonnés, car c'était un fait bien connu dans la famille que Papa ne savait pas nager) il était temps. L'intrépide nageuse, car c'était une nageuse, disparaissait dans l'eau, seule sa chevelure noire flottait encore à la surface, je n'hésita pas, je saisis les cheveux et ramène la fille vers le rivage ; Elle s'était évanouie, je la repose sur le sable humide, elle reprend connaissance, ouvre les yeux, me tends les bras en disant : “Mon sauveur, oh mon sauveur”. Ah mes enfants c'était votre mère.

La vérité est moins romantique.

Quand Papa eut 25 ans il eut envie de se marier (1902). Il dit à sa mère. Bonne Maman était une femme énergique elle ne laissa pas l'eau couler sous le pont, si son fils Thomas, voulait prendre une femme elle allait lui en trouver une. Elle s'adressa donc à son curé. Or peu de temps après le curé rencontra l'un de ses confrères qui avait paroisse à Armentières et lui passa la requête de Bonne Maman. Il se trouva que celui ci avait juste ce qu'il fallait : Un Monsieur Mamet, veuf malheureusement, avait deux filles à marier ; deux charmantes demoiselles : Gabrielle et Marguerite. Famille très bien, tissage, pour la dote ce serait facile de se renseigner. Le curé donc se précipita chez Bonne Maman et lui dit qu'il y avait anguille sous roche. Bonne Maman et M. Le Curé conçurent un plan. Sous un prétexte ou un autre, Thomas irait à la grande messe à Armentières (M. Mamet y allait tous les dimanches accompagnés de ses deux filles) et resterait au fond de l'église, il pourrait ainsi, discrètement, observer les demoiselles. Si l'une d'elles lui plaisait, à 1ère vue, on donnerait suite au projet. Papa fut d'accord. Le dimanche suivant, il se plaça au fond de l'église d'Armentières.

Comme il devait avoir le cœur battant, ce brave Papa, attendant là, lissant sa barbiche fauve, ajustant son lorgnon en or. Quel moment délicieux ? A chaque pas claquant sur les dalles, à chaque bruissement de soie et de jupes, son regard se tourne discrètement. Oh adieu recueillement, curé, sermon, alléluia, bénédiction ; Pardonnez-moi, Seigneur, mais aujourd'hui je suis ici pour un rendez-vous d'amour.

Le monsieur a belle prestance, barbe blanche, une fleur à la boutonnière, une canne à pommeau d'or, entre dans l'église : deux jeunes filles le suivent. Il se dirige vers le bénitier y trempe les doigts qu'il tend, en se retournant, vers la 1ère qui, légèrement affairée, le suit. La 2ème, une brune, s'avance, puis s'arrête devant le bénitier : droite, mince, ses bandeaux noirs sagement relevés sous son chapeau de paille clair, elle jette un coup d'œil autour d'elle, ses boucles d'oreilles tremblent sur son cou blanc, les manches de son corsage s'arrêtent au coude et quand elle lève le bras la légère dentelle qui les borde, se soulève puis se pose doucement sur son bras nu en l'effleurant à peine.

Comme elle est jolie, pense Thomas. Ébloui, il quitte sa chaise, s'approche du bénitier, y trempe le bout des doigts, se courbe devant la mince silhouette et lui offre l'eau bénite, il touche à peine la main gantée : “Comme je l'aime,” pense-t-il, “comme je l'aime.”

Papa avait choisi Gabrielle. Marguerite ne se maria jamais. Elle resta avec son père, mais, quand celui-ci mourut, profita d'une naissance chez Maman pour venir offrir ses services, arriva avec sa grosse malle, on lui donna une belle chambre, elle déballa ses affaires, mit la malle au grenier et Marguerite ne nous quitta plus jamais. Elle fit partie de la famille. Nous l'appelions tante Margot.

L'union de Thomas et Gabrielle devait durer 40 ans. Ils eurent 11 enfants. L'harmonie régna et pourtant ils étaient de caractères très différents. Papa dut être très amoureux et Maman, comme toutes les jeunes filles de cette époque lui était soumise. Thomas dut, cependant, souffrir quelquefois de la passivité de Gabrielle. “Votre mère est froide”, nous disait-il parfois.

La famille paternelle était de souche paysanne. Ses grands-parents étaient des cultivateurs de Quesnoy sur Deûle. De là lui venait sa foi solide, sa bonhomie et son amour du travail. Ce fut son père, Bon papa Gadenne qui commença la fabrication du savon ; il commença, dit-on, dans sa cuisine. Très jeune il épousa une demoiselle Cornaille : ils eurent beaucoup d'enfants, 13 ou 14. Papa qui était l'aîné, nous disait souvent qu'il ne sut jamais combien de fois sa mère accoucha ; pertes, fausses couches, mort né, tous ces événements, qui étaient alors, le sort des femmes mariées, Bonne Maman les accepta avec fortitude. C'est une femme énergique qui menait rondement son mari, ses enfants, sa maison et ses servantes. Très pieuse elle allait à la messe tous les matins et, le dimanche, ajoutait sur sa table déjà longue, quelques couverts pour le clergé de la paroisse. Elle s'occupait des malheureux et vêtissait les pauvres qui venaient mendier à sa porte.

Cependant, elle était dure pour elle-même et ses enfants. On disait qu'étant allée voir une de ses filles qui avaient eu un accouchement difficile, elle aurait dit, en entrouvrant les rideaux du berceau et en voyant le fragile nouveau-né : “Que d'histoire pour ce moucheron” !

Elle avait eu une forte empreinte sur ses enfants car Papa parlait souvent d'elle. Je crois même que pendant longtemps il en avait peur.

La famille de Maman était tout à fait différente. Son père Alidor Mamet, venait de Bruges. Ils étaient bourgeois cossus, tissage de toile, catholiques eux aussi, mais pas la foi vibrante de Papa. Chez Mamet la foi se teintait de libéralisme. Pour qu'il puisse perfectionner dans le métier on décida d'envoyer le jeune Alidor à Armentières, centre de la toile.

Or donc, un beau matin de septembre, alors qu'une légère gelée recouvrait la campagne pour la première fois, Alidor prit sa mallette de cuir, l'attacha solidement sur son cheval, fit ses adieux à sa famille et sauta sur sa monture. Comme le trajet était long entre Bruges et Armentières, il dut faire étape chez un curé de sa connaissance. Il fit la navette bien des fois et il était toujours heureux de s'arrêter chez curé ou un bon lit chaud l'attendait et, ou le soir, à l'heure du repas, Melle Havez jeune orpheline, qui habitait chez son oncle, venait se glisser à table, à coté d'Alidor et mangeait, silencieusement sa soupe, le regard baissé.

Alidor, très entreprenant, non seulement se perfectionna dans son métier, mais fondit un tissage de toile aux environs de Lille, alla chercher la timide orpheline, l'épousa, fit bâtir, dans une des principales rues d'Armentières, une maison de pierre sur laquelle il fit tailler sur la lourde porte de bois sombre, leurs initiales entrelacées : M. H.

Ils eurent huit enfants, Mme Havez mourut à une naissance. Bon Papa Mamet portait beau ; canotier, une fleur à la boutonnière : voilà comment il était, sur sa photo dans la chambre de Maman.

Maman venait donc de la bonne bourgeoisie, elle n'avait jamais du mettre la main à la pâte aussi quand elle épousa ce cher Thomas elle ne se révéla pas une bonne ménagère. Elle n'allait jamais à la cuisine et traitait les bonnes de haut : en parlant d'elles, elle disait ces “filles”, Papa dut en souffrir et a certainement dû être déçu de ne pas trouver dans sa Gabrielle les qualités de sa mère. Très gourmet, il aurait aimé que son épouse aille de temps en temps à la cuisine et bousculant les bonnes, se mit à fricoter un bon petit plat pour son cher mari. De plus, Maman a certainement dû avoir des regrets de ne pas habiter les beaux quartiers, sur les boulevards -comme ses frères- de ne pas mener aussi beau train de vie avec limousine, chauffeur, cuisinière, femme de chambre, malgré ces différences jamais n'entend dis-je un reproche ou un mot dur passer de l'un à l'autre.

Papa était le meilleur homme du monde ; il aimait sa chère femme et ses chers enfants.

Son affection nous entourait et nous protégeait. Il était gai, plein d'entrain, adorait les voyages : “Les enfants il y a des projets dans l'air” et tous attentifs écoutions ses fameux projets. Grands raconteurs d'histoire parfois un peu grivoises ce qui faisait dire à Maman un timide : “Thomas, voyons…”. Mais Thomas ignorant l'interruption, terminait l'anecdote : La grosse blague éclatait, tous riaient. Il nous taquinait. Si à un repas il y avait des invités il se tournait vers eux et leur disait en soupirant “voyez-vous le Bon Dieu m'a donné la quantité mais pas la qualité” puis emporté par son lyrisme il citait la Bible : “Ton épouse sera comme une vigne fertile au milieu de ta maison, comme des rejetons d'olivier tes enfants seront autour de la table.” Mais Papa était avant tout un homme de foi. Une foi simple, solide, inébranlable. La foi du charbonnier comme on disait alors. Dieu était là, tout près de nous. Il s'occupait personnellement de Papa, de sa famille, de son usine de ses affaires. Le Sacré-Cœur bénit les familles nombreuses, disait-il, et en effet le grand Sacré-Cœur, perche tout en haut de la cheminée, nous gardait fort bien car nous étions une famille très heureuse. Papa menait bien sa baraque, son usine nous apportait non seulement le nécessaire et le confort mais aussi un certain luxe. Maman lui était soumise, nous avions tous une rude santé et qu'il n'y avait aucun doute : la famille irait tout droit au paradis.

Faire son devoir

Papa nous disait souvent : “Mes enfants faites votre devoir.” Ou quand nous nous rebellions légèrement oh si légèrement, il ajoutait alors : “Vous aurez la satisfaction du devoir bien accompli.” On le regardait, incrédules mais obéissant.

Dans les conversations, j'entendais …c'était un homme de devoir, il a fait son devoir jusqu'au bout … Faire son devoir ce n'était jamais très drôle c'était même toujours quelque chose de très embêtant, mais si on faisait son devoir on devait aller au ciel. Tout le monde le disait : les parents, les prêtres et, plus tard les religieuses. Quel était donc ce fameux devoir dont l'accomplissement nous donnerait le ciel en échange ? Tant que nous étions jeunes, comme nous étions en famille très unie, ce devoir était facile : dire ses prières du matin et du soir, être gentil avec les bonnes, obéir à Maman, ne pas se disputer mais cette dernière obligation nous était légère car nous étions de bonnes natures et nous disputions rarement. Quand, plus tard, je dis cela, fièrement, à mes enfants au lieu de recevoir l'approbation à laquelle je m'attendais, ils me dirent : “Vous deviez être de fières andouilles.” De fières andouilles, peut-être en étions-nous mais le fait est que personne ne revendique ses droits c'était un mot tout à fait inconnu. Mais pour les grandes personnes ce devoir se faisait plus précis, on appelait cela le devoir d'état ; Pour Papa c'était de travailler à l'usine près de sa cuve à savon, pour Maman de s'occuper des petits et du dernier-né et, le soir, de raccommoder les chaussettes, pour les bonnes de nettoyer la maison, de faire la cuisine, pour Mlle Blanche de rapiécer draps et serviettes. Pour les soldats cela pouvait aller jusqu'à mourir sur le champ de bataille.

Dans mon livre de messe j'avais une image mortuaire d'un de mes oncles mort pour la patrie : un soldat, blessé, allongé, regarde le ciel qui s'entrouvre au-dessus, un rayon de lumière tombe sur son visage et un ange paraît tenant une palme. Quand on mourrait pour la patrie on allait tout droit au ciel, on ne s'arrêtait pas au purgatoire. J'avais entendu bien des fois comment cet oncle était mort : il était sorti de la tranchée, brandissant sa baïonnette, menant ses hommes en disant : “En avant”. Il était tombé frappé d'une balle. Ma tante avait ses décorations sur la cheminée de son salon. Papa ne fut jamais mobilisé. Il y avait deux bonnes raisons pour cela : père de famille nombreuse et myope comme une taupe. Il est néanmoins séparé de Gabrielle, celle-ci reste à Lille avec toute sa tribu pendant que lui, se joignant à tous les hommes, fuit la ville devant l'avance des Allemands. Il a échoué à Lillers chez la sœur de Maman : Tante Louise. Là, séparé de sa femme aimée et de ses enfants il est très malheureux. Il ne s'entend pas avec son beau-frère, Henri, il s'ennuie, il a le cafard. Il ouvre un commerce d'épicerie qui ne marche pas. J'ai retrouvé un carnet qu'il tenait à cette époque et dans lequel il déverse toute sa tristesse : “Oh ma femme bien aimée quand te reverrais-je ? Comme je t'aime, toi et tous nos petits-enfants, comme vous me manquez. C'est trop bête cette guerre qui sépare les maris de leurs femmes et leurs enfants”. Il passe néanmoins de nombreux conseils de révision et croit toujours qu'il va être appelé sous les drapeaux. Plus loin, il écrit : neuvaine pour demander au Bon Dieu de n'être pas mobilisé, de me garder pour ma femme et mes enfants. Finalement, quand il apprend qu'il est définitivement réformé, il se précipite chez le curé et lui demande d'offrir une messe de remerciements aux intentions des âmes du purgatoire.

Tout cela était fort bien, autrement lui aussi aurait franchi le parapet en disant : “en avant” et serait tombé frappé d'une balle. J'aurai, pourtant, aimé les décorations sur la cheminée du salon. Les Mamans qui mouraient en donnant naissance à un petit bébé avaient aussi accompli leur devoir d'état et allaient tout droit au ciel. La mère de Maman était morte ainsi, mais d'elle je n'avais pas d'image.

Ah pour ça, M. Gadenne, il n'est pas fier disaient de lui ses ouvriers et c'était un fameux compliment car, après tout, Papa était patron : Il était industriel. C'était très agréable quand, en voyage, en arrivant à l'hôtel, de sa belle écriture, il écrivait sur la fiche, à coté de son nom : Industriel. J'aimais beaucoup ce mot, c'était cela qu'on apposait sur les faire-part mortuaires. Je me disais quand il mourait, on mettrait aussi en belles lettres détachées ce noble mot. Des larmes me montaient aux yeux rien que d'y penser. Papa, donc, n'était pas fier. Dans son usine il mettait des bleus comme ses ouvriers. Je n'aimais pas çà du tout, comme industriel il aurait dû avoir des beaux complets et aurait dû répondre au téléphone dans son bureau, en repoussant ses manchettes amidonnées. Il le savait. Quand j'avais mes réunions d'amis j'étais épouvantée à l'idée qu'elles auraient pu le voir en bleu.

“Tu promets, Papa, que tu ne rentreras pas en vêtements de travail dans la maison cet après-midi”.

Il tiraillait sa barbichette, ses yeux brillaient derrière ses lunettes d'or, “tu n'es pas honteuse de ton vieux père, non ?” Cependant une fois, une fois seulement, mon cauchemar se réalisa : toutes mes amies étaient là, dans la véranda. Leurs jolies robes de soie, leurs chaussettes blanches bien tirées sur leurs souliers vernis, leurs cheveux gonflés par la brosse et retenus par un ruban : Un peu gênées on se souriait mollement quand, par la porte entrouverte de la cuisine, je le vis. Il rentrait de l'usine. Assis sur une chaise basse, une jambe repliée sur l'autre, il déplaçait lentement ses grosses bottines de travailleur. Il était en bleu bien sûr. Une de mes amies l'avait vu et me regarda d'un interrogateur : moi, veule, lâche, je fis mon petit St Pierre “Oh ça, c'est le jardinier”.

Mais comme St Pierre je n'eus pas la satisfaction d'aller pleurer.

Papa travaillait dur. Pensez donc, 11 enfants à élever. Il se levait, chaque jour de semaine à 5 heures du matin bien avant les bonnes et heureux s'activait dans la grande maison encore endormie. Il allait dans la cuisine et allumait le gros fourneau à charbon ; bien vite le bois craquait et l'air s'engouffrait dans l'énorme cheminée, il faisait alors bouillir de l'eau pour le café puis s'asseyant sur la grosse chaise de paille, calait le moulin entre ses jambes et tournait vigoureusement ; Il mettait le café dans la cafetière puis lentement goutte à goutte, versait l'eau bouillante. Alors la merveilleuse odeur du café envahissait la cuisine, tournoyait, passait sous la porte et grimpait, sournoisement, l'escalier jusque dans nos chambres. Heureux, Papa s'asseyait devant la longue table de bois blanc, frottée re-frottée à l'eau de javel et sirotait sa 1ère tasse ; le 1er jus comme il disait. Ensuite il descendait dans les énormes caves pour s'occuper du calorifère : il nettoyait les grouaches et rallumait la grosse chaudière. Comme c'était agréable, l'hiver, d'être réveillée par des tisons qui ébranlaient tous les tuyaux puis, de se renfoncer sous les couvertures se rendormir bien vite, heureuse, sachant que la maison serait bien chaude pour notre lever.

Quand il traversait la cour pour se rendre à l'usine nous étions encore tous couchés. Il devait cependant rencontrer les bonnes qui, la figure encore pleine de sommeil, descendaient de leur 2ème étage et devaient être heureuses d'avoir un patron qui faisait le café. Il revenait plus tard avec le courrier et reprenait, debout une autre tasse de café ; c'était le 2ème jus puis il retraversait la cour pour aller à sa cuve à savon. Il y restait jusqu'à midi. A cette heure le sifflet de la fabrique déchirait l'air, il rentrait, se lavait les mains, allait dans la salle à manger, s'asseyait, dépliait sa serviette dont il enfonçait un coin dans son gilet, agitait vigoureusement et, les deux poings posés fermes sur la table, attendait que la bonne apportât la soupière fumante. A 1 heure et demie, au coup de sifflet il repoussait sa chaise et se levait pensivement, il devait, à ce moment là, avoir une forte envie de faire un somme car il disait : “Allez, hue, vieille bête.” Néanmoins il repartait au travail jusqu'à 5 heures. A ce moment il rentrait, allait faire sa toilette dans la salle de bain, se rasait, se changeait et descendait tout gaillard.

Dans la véranda Maman raccommodait les chaussettes et tante Margot lisait un journal financier. Thomas s'installait prés d'elle. Sur la table de rotin toute branlante, il faisait sa réussite à 4 jeux : “Si je gagne”, disait-il, en lissant sa moustache et en regardant Gabri, “ce sera une fille et si je perds ce sera un garçon”. On soupait à 7 heures. Après le repas il tourmentait un journal, ouvrait un livre, mais le sommeil le gagnait. A 9 heures, il ronflait dans son lit.

Vie de famille

A l'occasion des fêtes : communions, confirmations, rénovations des vœux de baptême, Papa recevait. Il invitait sa famille celle de Maman. Vous auriez du voir ce magnifique spectacle. On ouvrait et repliait les portes vitrées qui séparaient la salle à manger de la véranda : la table s'allongeait, débordait et s'étirait comme un long serpent ; recouverte d'une nappe blanche, glacée, luisante, les serviettes pliées en bonnet d'évêque, les verres de cristal bien rangés en rang de taille devant chaque couvert, les fleurs blanches, les menus avec des mots magiques qui faisaient battre le cœur : Suprême de foie gras, chapons de Bresse, bombe glacée, mignardises … le traiteur arrivait beau comme un roi, important, suivi d'une armée de garçons qui s'emparaient de la cuisine, il donnait des ordres, les bonnes subjuguées, regardaient. En un clin d'œil la cuisine se transformait en une espèce de quartier général. Tous les garçons, en tablier blanc, s'activaient ; des bouteilles sortaient, des plats tout préparés apparaissaient on ne savait d'où, des seaux à glace s'entrechoquaient, une pièce montée avec au sommet, son petit communiant ou communiante suivant l'occasion était mis, avec émotion, au milieu de la table. J'ai longtemps conservé ma petite communiante dans ma table de nuit : là, elle reposait, un rectangle de mousseline sur sa tête et morceau de la pièce montée lui collant aux pieds. Un jour Maman la vit : “Tu devrais jeter ça, c'est tout poussiéreux” et on jeta la petite communiante aux pieds de sucre.

A chaque grand dîner Thomas faisait un discours. Il adorait ça. Or ce discours me tracassait beaucoup. J'aimais Papa et j'avais toujours peur que quelque chose d'épouvantable lui arriva : s'il se trompait, s'il se mettait à toussoter, s'il perdait une feuille ? Aussi quand la fin du dîner approchait, mon mal de ventre, l'ami de toutes mes angoisses, commençait à me tenailler. La pièce montée que l'on avait retirée au début du repas, était remise, prête à servir, au milieu de la table ; Alors il se levait et moi perdant tout contrôle me lançais dans des invocations de la dernière heure : “Oh mon Dieu, faites que Thomas ne bafouille pas, Oh mon Dieu, faites qu'il ne se trompe pas s'il vous plait, mon Dieu…” Mais papa prenait les feuilles qui avaient été mises sous son assiette depuis le début du repas, essuyait ses lunettes, tiraillait sa barbe, nous regardait en souriant et commençait. Et je vous assure qu'il ne bafouillait pas. Dès qu'il commençait à parler mal de ventre et pieuses invocations cessaient car il parlait bien et rien ne viendrait interrompre ce brillant orateur : les phrases s'envolaient fleuries, élégantes, les larmes me montaient aux yeux et j'osais à peine lever la tête de peur de trahir mon émotion.

Ah Papa bien aimé quel discours ! Il parlait longtemps. Quand la fin approchait le ton changeait, en une longue phrase plus poétique que jamais, la voix montait, atteignait un sommet et l'on restait là, suspendu, ému, c'était fini. Nous nous levions nos verres à la main … applaudissements, rires, émotions.

Les prières du soir.

Tous les soirs, nous disions les prières en famille. On s'agenouillait dans la salle à manger : la longue table mise avec soin, la haute pile d'assiette à soupe devant la place de Papa, les chaises serrées les unes contre les autres, les carafes, les verres tout cela brillait sous la lampe et nous attendait.

Papa entamait les prières d'une voix ferme et rapide : “Je vous salue Marie …, Notre Père qui êtes aux cieux …” continuait-il et nous reprenions : “Donnez-vous aujourd'hui notre pain quotidien …”. Tout cela se suivait à une bonne cadence. De la cuisine on entendait les grands coups de tison qui ranimaient le feu, les lourdes casseroles qu'on raclait sur la fonte de la cuisinière, les bonnes qui s'interpellaient. Les actes de Foi, d'espérance, de charité, de contrition suivaient bon train. Examen de conscience. “Mon Dieu pardonnez-moi, j'ai été désobéissante, j'ai menti, mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa.” Quelques invocations rapides, un signe de croix bien raccourci et, tous, nous sautions sur nos chaises. Papa agitait la sonnette, la bonne poussait, du pied, la porte entrouverte et entrait portant l'énorme soupière qu'elle mettait devant lui, il y plongeait la louche d'argent, délicatement remplissait les assiettes que l'on passait, une à une, autour de la table, la fumée montait et se perdait dans l'abat-jour vert. Un repas familial avait commencé.

Le Carême

Quand le carême approchait, Thomas était bien malheureux. Homme de grande foi il voulait faire un grand carême se conformant aux directions de notre Mère la Sainte Église, c'est à dire jeûne et abstinence pendant 40 jours, mais comme il avait un solide appétit, aimait la bouteille de vin sur la table et le pousse-café, il y avait conflit entre ses deux natures. Le jeûne consistait d'un repas par jour auquel il était permis d'ajouter une collation ; Toutes personnes entre 21 et 60 ans devaient jeûner. L'Église faisait, cependant des exceptions pour les mères de familles nombreuses et les travailleurs dans les usines. Or donc quand Mercredi des Cendres arrivait Papa prenait un air résigné et souffrait en silence, Maman le regardait et lui disait qu'il ne devait pas jeûner “Thomas, tu fais partie des travailleurs, demande la permission mais surtout ne vas pas à M. le Curé, il ne te la donnera pas, va à l'Abbé Lefebvre, lui, il te la donnera, il est vraiment très bien ce jeune curé”. Papa répondait ferment qu'il jeûnerait, que rien ne l'arrêterait, que la pénitence était salutaire et faisait des citations : “Faites pénitence ou vous périrez tous”. Puis ragaillardi par ses propres paroles, sa meilleure nature reprenait le dessus et il nous regardait manger sans trop d'envie.

Les bébés

Quand le berceau de mousseline blanche restait vide trop longtemps et que la chaise d'enfant n'était plus autour de la table on réclamait un bébé : “Quand va-t-on avoir un nouveau bébé ?” Aussi quand le docteur, muni de sa petite valise, arrivait et montait le grand escalier avec un bonjour mes enfants, jeté en passant, suivi de Papa légèrement affairé, nous étions tous très heureux : nous allions avoir un petit frère ou une petite sœur. Quelques instants après Papa se penchait sur la balustrade : “C'est un petit frère vous pouvez monter.” Ravis nous allions tous dans la chambre de Maman. Cette chambre, d'habitude si ordinaire, était devenue un lieu bien mystérieux. Quelque chose d'incompréhensible venait juste de s'y passer : Maman toute allongée, bien à plat, pâle, souriait. Personne n'avait l'air d'être inquiet. Près de la fenêtre papa et le docteur parlait vacances, seule la sage-femme, Marie la garde, s'affairait, prenait des airs très importants et leur donnait des ordres. Elle nous poussait, entrouvrait les rideaux blancs du berceau et un par un, émus, sur la pointe des pieds, nous jetions un coup d'œil débordant sur cette nouvelle vie. Marie la garde disait des choses étranges. Une fois langeant le petit frère : “Ah ben, celui-ci il a un beau port de mariage.” On disait que le docteur apportait le bébé dans une valise, pourquoi Maman se couchait-elle ? Pour la montée du lait, il fallait le nourrir n'est ce pas ce mignon ? J'écoutais à moitié satisfaite, cela me tracassait quelque temps, puis j'oubliais.

Je ne suis pas jolie

Un jour, j'entendis Papa dire à Maman : “C'est malheureux mais Cécile n'est pas jolie. Elle a un gros nez.” Maman cousait, elle releva la tête, regarda Papa et dit : “Elle a ton nez.” Je restais confondue. Quelque fois il m'était arrivé, qu'au milieu d'un jeu, je m'étais trouvé devant une glace et je dois avouer que ma réflexion ne m'avait procuré aucun plaisir. Mais j'étais encore très jeune, j'avais repoussé une idée vaguement désagréable et étais retournée à mes occupations. La remarque de Papa qui venait en somme confirmer ce dont je m'étais doutée me bouleversa. Il n'y a rien de plus triste pour une petite fille que d'apprendre qu'elle n'est pas jolie. Par la suite je me mis à examiner mon nez. C'était un large nez qui, à son extrémité se divisait en deux petites boules justes comme celui de Papa. Oh injustice humaine, avais-je demandé d'avoir un nez paternel ? Pourquoi n'aurais-je pu avoir le nez aristocratique de Maman ? Je pris l'habitude, quand seule, de me le pincer avec mes doigts. Un soir un de mes frères me trouva, apprenant mes leçons, dans cette position, il me dit ne pas avoir remarqué aucune odeur désagréable. Une nuit je résolus d'y mettre une épingle à lessive, la douleur fut terrible, après quelques secondes je dus l'enlever. Mes deux sœurs aînées étaient très jolies. Quand toutes les trois nous nous habillions, devant la grande glace du vestiaire, avant de partir en classe, je regardais leurs réflexions et je pensais que la vie devait être bien agréable pour elles.

Quoi, me disais-je ? Si elles sont un peu tristes, un coup d'œil dans la glace, elles se voient et quel plaisir cela leur apporte. J'aurais tout donné pour être aussi jolie qu'elles. L'une avait de beaux cheveux châtains, ondulés, qui se soulevaient quand elle courait, elle avait des fossettes, elle était gaie, tout le monde l'aimait. L'autre était blonde, mince, un nez effilé, un peu mystérieuse : tante Margot disait d'elle : “C'est notre princesse”. Quant à moi, pauvre de moi : une figure ronde, grise, de vilains cheveux raides sans couleur précise, des sourcils épais, plats et au milieu de tout ça le nez de Papa et l'on s'étonnait souvent que j'avais un air triste. De plus encore très jeune, on m'avait trouvée jouant dans la boite à ouvrage de Maman, suçant des épingles : comme par la suite j'avais eu des maux de ventre, on avait craint que j'en aie avalé une, aussi quand on voyait mon air malheureux on disait : “Ça doit être son épingle qui bouge” et j'étais très vexée d'être plainte pour cette mauvaise raison. Je pensais souvent : “Ah, si j'avais été jolie que n'aurais-je accomplie !” Aussi le soir bien enfoncée dans mon lit je m'élançais dans le rêve, je prenais ma revanche. J'étais si belle que les gens se retournaient sur mon passage, chuchotant : “Quelle est cette merveilleuse créature ?” Je marchais, tête haute, m'arrêtais à un café, m'asseyais, les garçons, en train de servir des consommations, s'arrêtaient, leur bouteille levée, l'un d'entre eux, séduit, s'approchait, prenait ma commande. Je buvais lentement : Tous me regardaient éblouis par tant de beauté.

Les cousins Belges

La famille de Maman venait parfois chez nous, je l'aimais beaucoup.

Les cousins arrivaient de Bruxelles et amenaient une bouffée d'air frais avec eux. Ils roulaient leurs R, nous tapotaient la tête et disaient tout en regardant Papa : “Ah, Thomas, Thomas”. Ils racontaient un tas d'histoires, une cousine avait dit une fois qu'elle frauderait du savon noir à son retour en Belgique et Papa lui avait dit que les douaniers étaient très sévères et fouillaient les bagages et elle lui avait répondu en rigolant : “Je le mettrais dans mes culottes”. Les cousines étaient soignées, élégantes et chose extraordinaire avaient peu d'enfants, un ou deux. J'en demandai la raison à Maman et celle-ci me donna des réponses très vagues, quant à Papa entendant ma question, il me dit d'un air rêveur et lissant sa barbiche : “Ce sont des malins” ce qui ne me renseignait pas beaucoup.

On était invité chez eux. Ils avaient de splendides maisons avec des escaliers de marbre, des tapis épais, des murs couverts de tableaux, de beaux meubles qui luisaient dans la pénombre. Mais ce qui m'impressionnait le plus était leur salle de bains. Chez nous cette salle était assez primitive (on prenait peu de bains, un bain de pieds tous les samedis était de rigueur). L'eau était chauffée par la vapeur de l'usine mais les réglages de cette vapeur laissait fort à désirer. On tournait les robinets, ceux-ci ainsi que les tuyaux se mettaient à trembler furieusement, quelquefois si on avait de la chance, après quelques minutes, l'eau bouillante en sortait et la vapeur remplissait la salle de bain, on cherchait à l'aveuglette serviettes et savon mais bien souvent un bruit étrange sortait du tuyau, on attendait quelques instants l'eau ne coulait pas alors on courait sur le palier, on se penchait sur la balustrade et on disait : “Papa, il n'y a pas de vapeur”.

Mais chez les cousins Belges, en entrant dans la salle de bain on savait tout de suite qu'il n'y aurait pas de problèmes : Les robinets qui brillaient au-dessus de la baignoire donneraient fidèlement eau froide et eau chaude. Quel luxe ! Il y avait même deux petits récipients pendus aux robinets pour attraper les dernières gouttes, de cette façon l'émail de la baignoire ne serait pas abîmé. Ce détail avait frappé Maman. Une fois ou deux elle dit pensivement : “Ils ont même des attrapes-gouttes dans leur baignoire”. Mais les cousins belges avaient un coté sinistre : Ils ne pratiquaient pas ou peu et même, certains d'entre eux, avaient perdu la foi. Je vois encore le cousin Adolphe, après un bon dîner fumant un long cigare, disant à Papa en le regardant bravement dans les yeux : “Moi, Thomas, je suis athée”. Papa ne savait que répondre à cette déclaration. Cela m'attristait, j'aurai aimé qu'en quelques mots, fermement il prouva au cousin que Dieu existait. Bien plus tard, j'appris qu'il était toujours plus facile de nier que d'affirmer dans les questions de foi.

Un certain cousin, qui avait vécu dans les colonies pendant quelques années, vint chez nous. Papa nous avait prévenu : “Émile a perdu la foi”. Je plaignais beaucoup ce cousin qui avait perdu la foi et me promettais d'être gentille avec lui. Nous l'attendîmes avec impatience. Il dut arriver très tard car je le vis pour la 1ère fois, le matin, un dimanche sans doute. Nous étions tous dans la véranda et la matinée devait être déjà bien avancée quand nous le vîmes descendre, nonchalamment, l'escalier, sa main bronzée glissant sur la rampe de chêne clair ; il était en pyjama blanc, les pieds dans des babouches, il nous regarda tous en souriant : “Et ça c'est qui”, demande-t-il en me montrant du doigt.

“C'est Cécile”.

“Cécile, ah le joli nom” il s'approcha de moi, et il continua : “Thomas ta fille a un profil grec” il me passa le bras autour du cou me serra contre lui et, soudainement ma figure terne d'écolière se trouva enfouie dans le doux pyjama. Il se mit à me réciter des vers, puis me relâcha. Papa, lui, ne fut pas content, il nous le dit plus tard : “Descendre en pyjama, c'est pas correct, le matin on s'habille.” A vrai dire nous avions tous étaient très choqués car, chez nous, tous descendaient habillés ; Même Maman, je ne l'ai jamais vu en peignoir, les pyjamas et les “déshabillés” c'étaient de la décadence, des choses de théâtres, dans les familles comme les nôtres il n'en était pas question. Seul Papa on le voyait parfois en chemise de nuit, comme il se couchait très tôt il se relevait, parfois, pour nous donner un dernier message ; Penaud il arrivait sur le palier se penchait et pinçant, pudiquement, des deux mains, les pans de sa longue chemise de nuit, donnait ses instructions puis, un peu honteux, se sauvait bien vite, ses pieds nus assourdis sur le tapis ; Quant aux frères ils couchaient tous au 2ème étage, une fois là-haut on ne les voyait plus. Parfois cependant, j'en rencontrais un, un jeune, qui, la tête hirsute, filait vers le cabinet, tenant de ses deux mains son pyjama étriqué qui lui glissait sur ses hanches enfantines.

Mais le beau cousin qui avait perdu la foi c'était tout autre chose ; Le pyjama qui s'ouvrait sur sa poitrine brune était souple et large, le pantalon faisait un joli pli sur les babouches, il n'était pas gêné du tout au contraire, pour lui, être en pyjama était quelque chose d'agréable et l'on devinait fort bien, par ses manières, qu'il en avait l'habitude.

Mais Émile qui avait perdu la foi ne resta que quelques jours. Il repartit. Soir après soir je revivais le moment magique, le moment ou Émile m'avait serrée dans ces bras. Au début toute la douceur de ces quelques instants me faisait défaillir de joie. Le temps passa, le souvenir se dessécha. Un soir il ne m'offrit plus rien ; déçue je le rejetais. De la réalité je m'élançai dans le rêve et c'était bien mieux : le beau cousin venait me chercher, il m'emmenait, nous partions à deux dans la nuit d'été, les étoiles brillaient, la brise qui me caressait le visage était d'une douceur intolérable, nous flottions le long des bois et des collines. Parfois nous étions à cheval et nous galopions à deux, lui, le beau cousin, dans son pyjama blanc, sa foi perdue et moi avec mes cheveux raides, le nez de Papa et mon profil grec.

Les bonnes

Nous avions des bonnes. Dans les maisons de bon ton on disait : les bonnes. Elles venaient deux par deux ; deux sœurs, deux amies du même village, qui voulaient se mettre au service. Elles gagnaient moins qu'en usine, c'étaient d'ailleurs leurs mères qui insistaient qu'elles se placent dans des familles, elles seraient ainsi plus protégées que dans la sinistre moralité des usines. Elles venaient, en général, du pays de mines. Elles ne restaient guère longtemps chez nous, et je le regrettais, j'aurais aimé avoir des domestiques fidèles, à tablier blanc, qui auraient pleuré quand quelques membres de la famille seraient morts. On aurait mis leurs noms sur les faire-part mortuaires… son fidèle serviteur, sa servante dévouée… ça faisait bien. Mais nous n'atteignîmes jamais ces hauteurs. A nous les rudes filles des mines qui venaient et partaient quand çà leur chantait. Par la porte de la cuisine je les regardais avec curiosité : assises les jambes écartées elles riaient à gorge déployée. Elles allaient dans la rue en cheveux, tablier et pantoufles, les garçons les interpellaient et les charretiers, quand ils les voyaient, se levaient de leur siège en faisant claquer, au-dessus de leur tête, leur long fouet, elles sursautaient, poussaient un cri aigu en portant la main sur leur poitrine tremblante. Je me souviens de Léonie, une frêle, blonde qui avait des guiches comme c'était alors la mode. Un jour elle me dit “Quand tu dis tes prières, demandes au Bon Dieu qu'Il fasse des riches parce que des pauvres il y en a assez.” Je restai stupéfaite. Si elle m'avait dit : “Demandes au Bon Dieu qu'Il donne du pain aux pauvres”, c'était dans l'ordre logique des choses et, en bonne jeune fille, j'aurai prié à cette intention. Je dois avouer qu'à partir de ce jour je regardai Léonie avec un certain respect.

Elle m'avait ouvert une porte dans un monde inconnu. Une autre vint : elle venait d'avoir un bébé. C'était une belle forte brune. J'entendis des mots mystérieux : fille mère, mettre son enfant en nourrice, son lait que fait-elle de son lait ? Papa ajoutait : “C'est une chaude lapine”. Une fois Maman, la tête courbée dans son ouvrage, dit à Thomas, “J'ai rencontré Lucienne, cette nuit sur le palier et je t'assure qu'elle est enceinte”.

“Tu es sûre ?”

Maman releva la tête et son profil se découpa sous l'abat-jour rose : “ Ah, ça je m'y connais, tu sais.” Et elle se repencha sur sa broderie.

“Qu'est ce qu'on va faire ?”

“Il faudra agir.” De nouveau la porte s'entrouvrait, pour moi, sur ce monde inconnu, j'en étais effrayée, je préférais mon monde à moi où tout est simple. Quand les bonnes partaient -et il fallait souvent très peu- Maman, peut-être, leur faisait une réprimande d'ailleurs bien méritée, cela causait toujours une commotion : On était sans bonnes. Papa était plus heureux car comme il adorait mijoter, il s'emparait de la cuisine ou il était maître : “Enfin on a la paix”, disait-il en retroussant ses manches. Mais cela ne durait pas longtemps. Le téléphone marchait : “Je cherche deux bonnes à tout faire, des travailleuses et sérieuses parce que des coureuses j'en ai assez… et les tiennes où les as-tu trouvées ? Tu en as de la chance, on en trouve plus dans les mines… Oui, oui, je sais. C'est toujours la même chose, elles ne savent rien, on se tue à leur apprendre quelque chose, il faut tout leur dire, puis quand elles sont mises au pas, elles décampent”, un soupir, “C'est bien malheureux qu'on ne puisse pas s'en passer.”

Elles gagnaient, logées, nourries 200 Frs par mois, elles devaient entretenir la maison, faire la cuisine. Une fois par semaine une femme venait pour la lessive. La veille de ce jour, les bonnes emportaient les immenses paniers à linge sale dans la buanderie ; Là, elles les déversaient et, sous nos yeux, tout le coté sordide d'une semaine de notre vie familiale, s'étalait sans pudeur. Elles triaient le linge, appliquaient du savon noir sur les mauvaises taches puis le trempait : la lessive était prête pour le lendemain. Thomas qui fort dans le vent (n'avait-il pas été l'un des premiers à acheter une voiture automobile ?) avait fait preuve de bon sens en se procurant une machine à laver. C'était, si mes souvenirs sont bons, assez compliqué, il y avait, je crois, une petite cheminée et un système de courroie, lesquelles faisaient tourner un immense chaudron. Le linge bouillonnait dans l'eau savonneuse pendant longtemps mais quand il sortait, il était d'une blancheur éclatante. Par la porte ouverte de la buanderie des paquets de buée s'envolaient dans le ciel gris et à l'intérieur, l'on devinait les femmes qui, leurs manches relevées, s'activaient, elles tordaient les lourds draps de toile, l'eau ruisselait autour de leurs poignets, remontait jusqu'à leurs coudes, puis dégoulinait le long de leurs jupes et leurs chaussures. Le jour suivant était le jour de repassage.

Recouverte d'un molleton la grande table de bois était prête. La cuisine bien rangée ; sur un coin du feu les fers chauffaient, on avait fait du café frais, les bonnes causaient. Le jour du repassage devait être un jour agréable pour elles. Débordante, telle une écume, du panier à linge, la lessive propre fleurant bon, était mise au beau milieu de la cuisine. Le gros linge : serviettes, taies d'oreillers, nappes, tabliers et bien d'autres… tout cela devait être arrosé. La bonne prenait chaque article séparément, le mettait sur la table et de sa main qu'elle passait et repassait avec soin, l'aplatissait puis le trempant dans un bassin contenant de l'eau elle en aspergeait le linge et le roulait bien serré pour l'humidifier complètement, après venait l'empesage : Manchettes, cols, linges de table étaient amidonnés. Alors le repassage commençait. L'une des bonnes prenait un fer l'approchait de sa joue pour en vérifier la chaleur puis glissait sur le linge empesé. Je me souviens que pendant un certain temps nous eûmes une vraie repasseuse. Elle étirait légèrement le tissu fragile et, tel le museau de quelque fouine, la pointe du fer s'enfonçait sous les fronces, disparaissait, restait quelques instants dans le creux ainsi formé puis se retirait avec soin, laissant derrière lui un volant blanc, lisse comme un coquillage.

Parfois je venais quémander un mouchoir pour le seul plaisir de l'appuyer, encore chaud, sur ma joue. J'aimais enfiler le tablier propre ; les plis raides, comme une lame, effleuraient mes genoux nus et je ne bougeais pas de peur de les froisser mais après quelques instants, quoique je fisse, les plis s'ouvraient, se cassaient et mon tablier ne m'intéressait plus.

Or donc les bonnes travaillaient tous les jours de la semaine et même le dimanche. En ce jour elles allaient à la messe matinale “la messe des bonnes” puis, en revenant de l'église, s'arrêtaient chez le boulanger pour acheter des faluches pour le déjeuner. Aussitôt rentrées, elles enlevaient manteau et souliers, renfilaient tablier et pantoufles et commençaient à préparer le repas de midi car dimanche Papa et Maman recevaient des frères et sœurs de l'un ou l'autre et plus tard ce furent leurs enfants mariés ; Un jeune ménage, heureux, le dimanche, de revenir au nid familial. Ils arrivaient et envahissaient la grande maison de tout leur barda de jeunes parents ; biberons, langes, poussette, pot de chambre et de leur petite bonne toute apeurée de cette importante journée. En un clin d'œil notre atmosphère paisible et rangée se transformait et par mille petits soins demandes et offres essayons-nous de leur faciliter leur venue ; nous les regardions avec étonnement ; ce jeune ménage s'était transformé, il nous montrait maintenant les signes d'une certaine maturité qui, pour nous, nous semblait extraordinaire, mais pour eux, se pencher sur leur enfant, s'occuper de ses mille besoins et l'entourer de cet amour maternel et de cette adoration simpliste était normale et était devenue leur vie même ; et c'était entre mère et fille fraîchement mariée de longues conversations, de conseils donnés et d'écoutes attentives, de regards échangés, c'était la merveilleuse entente de deux mères unies par leur amour maternel et deux époux échangeant avec une certaine naïve complicité de délicieux sous-entendus concernant leur vie conjugale.

Les ouvriers

Comme la maison était accolée à l'usine, je pouvais voir les ouvriers qui travaillaient dans la cour. J'avais peur d'eux. Papa parlait si souvent “du grand soir” des communistes qui allaient tout mettre à feu et à sang, que j'étais convaincu, qu'un jour ils traverseraient la cour et viendraient nous tuer. C'étaient des hommes étranges : Petits malingres à figure triste. Parfois prise d 'une sainte ardeur, je sautais de mon lit, pour assister à une messe matinale, je les croisais partant pour le travail : ils marchaient, dans les rues mal éclairées, tête basse, la gamelle se balançant sur leur dos. Nous n'étions pas de la même race, c'était impossible, ils devaient être différents autrement comment auraient-ils pu vivre dans ces tristes maisons ? Pour eux ce n'était pas si dur et cela me réconfortait un peu. Une fois, encore très jeune, j'étais allée dans une maison d'ouvriers. Une des sœurs de Maman, qui n'avait pas d'enfants et qui nous invitait chaque année à passer quelques jours chez elle, avait adopté une famille “méritante” ; le mari était tuberculeux au dernier degré et sa femme succombait sous les maternités successives. Un jour ma tante m'emmena chez eux. Ils habitaient dans une de ces misérables maisons de brique. On frappa à la porte Mme Dupuis vint l'ouvrir. C'était une femme obséquieuse à l'air fatigué, elle me parut très âgée. Dans l'unique pièce il y avait un lit dans lequel un homme était couché, il avait une figure cadavérique et une longue moustache noire. Son lit était en désordre : les draps étaient grisailles, les couvertures fripées, il toussait et crachait dans une loque. Au milieu de la salle 2 ou 3 enfants nous regardaient la bouche ouverte. Le long d'un mur une toile recouverte d'une toile cirée si découpaillée et usée qu'à plusieurs endroits le dessin à fleurs avait disparu et laissait voir la vilaine étoffe grise qui la doublait. Sur la table des bols de café à moitié vides dans lesquels surnageaient des morceaux de pain et partout des mouches ; Des mouches s'aiguisaient les pattes dans les taches de café qui tremblaient sur la toile cirée. Dans le coin un panier d'osier dans lequel était un bébé ; des langes séchaient un peu partout. Mais le pis, c'était l'odeur : Un mélange de graillon, d'oignon, de lessive, d'enfermé. On savait très bien que cette odeur n'était pas un accident, qu'on aurait beau ouvrir portes et fenêtres elle serait toujours là, elle faisait partie de la maison même ; Les murs des habitations en étaient imprégnés pour toujours, c'était épouvantable, j'appelai ça : L'odeur des pauvres et plus tard quand j'ai grandi et que j'allais dans une modeste, je pensais : “ça sent le pauvre”.

Les vacances, La Panne

Papa achetait de belles villas en Belgique au bord de la mer à La Panne (De Panne)Situation des villes où les Mamet ont séjourné pendant la guerre 40. C'était tout près et, ainsi, pouvait venir rejoindre sa famille bien aimée les fins de semaine. La 1ère fut une villa assez simple mais spacieuse, entourée d'un balcon de bois ; elle s'appelait : “L'Abri”. Après quelques années, il la vendit et en acheta une bien plus belle “Les Goélands”. Les Goélands était une villa qui se donnait de l'importance.

Il y avait un sous-sol pour les domestiques par lequel on arrivait par un escalier de service. Au rez-de-chaussée en plus de la salle à manger et d'une salle de séjour il y avait un bureau ou, plus tard, Papa y mit des meubles anciens et de superbes chandeliers de cuivre. Les cuisines et toutes les dépendances étaient au sous-sol. Les repas nous arrivaient par un monte-plats. C'était une bien belle villa. Quand Papa l'eut acheté il en fut très fier. Il revint et nous raconta son voyage “Et alors mes enfants, vous vous souvenez des 3 dunes : Sur la première notre ancienne villa “L'Abri”, sur la deuxième la villa des 4 vieilles filles, sur la troisième…” Il s'arrêta, nous regarda.

“Oh Papa la belle villa blanche”

“Qu'est-ce que vous pensez, croyez-vous que votre pauvre père est assez riche pour se payer une villa pareille ?”

“Laquelle, laquelle as-tu achetée ?”

Il nous taquinait : “La petite derrière, on la voit à peine.”

Nous faisons tous la moue, triomphalement, il s'exclama “J'ai acheté Goélands”.

“Avec la dune ? Avec les tamaris ?”

“Oui, mes enfants, les Goélands.”

On y passait toutes nos vacances : Pâques, la Pentecôte et les grandes vacances : mi-juillet à mi-septembre. Les vacances, je ne vivais que pour ces fameuses vacances. Le 1er trimestre était le plus triste. Ces lamentables mois : octobre, novembre, décembre, sans clarté qui nous menaient lentement mais irrévocablement au fin fond de l'hiver. Mais une fois janvier on remontait la pente : Les jours s'allongeaient, une lumière brillait au fond du tunnel, l'espoir renaissait. Si le printemps était précoce, si les bourgeons éclataient en février et si une fine croûte de givre se posait délicatement sur les perces neiges, je ne tenais plus de joie. Ça sentait Pâques, on pouvait parler sans avoir l'air ridicule. Et, si, le soir, autour de la table familiale, dans la conversation, le mot Pâques tombait comme ça, négligemment, on s'en saisissait, on se le passait de l'un à l'autre et on n'arrêtait plus ; “Quand est Pâques cette année ?” Cherchons le calendrier. “Vous souvenez-vous l'année dernière comme il a fait froid, oui mais l'année dernière Pâques était très tôt, n'est ce pas ?” Même Maman si raisonnable s'y mettait elle aussi : “Je me souviens la 1ère nuit nous avons eu si froid dans la villa, dans les chambres il faisait glacial.”

“Ah votre mère, mes enfants” enchaînait Thomas, “a toujours les pieds glacés dans le lit alors je les réchauffe…” mais Maman l'arrêtait net en disant : (et nous ne sûmes jamais comment Thomas réchauffait les pieds de Gabri) “Soyons sûre d'emmener des couvertures extra celles que l'on utilise à la villa ne sont pas toujours suffisantes”. Elle disait cela d'un air sage et l'on savait que cette fois-ci personne n'aurait froid. Quand on tenait Pâques on avait le bon bout, la Pentecôte suivait, docile, puis toute leur splendeur, triomphalement, les grandes vacances avançaient. Une fois de plus le cercle était accompli.

Or donc quelque temps avant Pâques, Papa commençait à frétiller. Il avait lu dans les journaux, que cette année, le printemps serait précoce, puis un soir n'y tenant plus, tiraillant sa barbiche il disait, en soupirant un peu, “Ah, mes enfants il va falloir que j'aille ouvrir la villa, enlever les blavetures, laisser entrer le soleil, il doit faire humide là dedans, qu'en dis-tu, Maman ?”

Et il partait.

Maman suivait quelques jours après avec les petits et les bonnes, mais nous, le gros de la troupe, nous devions rester en classe jusqu'au Samedi Saint, heure officielle de la fin du Carême. Et je vous assure que nous faisions un bon et saint Carême ; Six semaines et demie de pénitence, sacrifices, prières en finissant par la Semaine Sainte : Lundi, Mardi Mercredi Saint et à mesure que l'on s'enfonçait dans le douloureux mystère, une joie imperceptible au début, grandissait en moi. Et quand le Jeudi Saint arrivait et que les offices se déroulaient avec toute leur majesté : Lavement des pieds, adoration, procession et que M. l'aumônier, alourdi par les chasubles galonnées, recouvertes d'or, officiait, faisait les génuflexions et qu'encens et invocations remplissaient la chapelle surchauffée, je pensais à la villa blanche immobile sur la dune, elle m'attendait. Vendredi Saint ; L'autel dépouillé, le tabernacle béant, l'aumônier tendait vers nous la croix recouverte d'un morceau de drap violet, la voix frêle s'élevait : “Ecce lignus crucis” puis la voix reprenait un ton plus haut : “Ecce lignus crucis” puis une 3ème fois et cette fois le voile violet était tombé complètement et la croix nous était présenté entièrement : “Ecce lignum crucis” et c'était un vrai cri de désespoir, toutes nous regardions silencieuses et quand les religieuses, une à une, lentement, leur voile rabattu sur leur figure, leur lourd rosaire de buis noir se balançant contre leur robe blanche, leurs mains cachées sous leur scapulaire s'agenouillaient, s'affaissaient devant le crucifix, leurs jupes se gonflant derrière elles, une joie dure me battait le cœur, j'en étais effrayée et j'essayais de la maîtriser en me plongeant dans mes prières avec une grande piété. Il m'aurait été impossible de supporter la Semaine Sainte sans l'idée des vacances. Le Samedi Saint arrivait enfin, jour éclatant, jour de gloire. Les religieuses nous parlaient du 3ème trimestre, mais je n'écoutais pas, je ne prenais pas de notes, il n'y aurait pas de 3ème trimestre, il y avait seulement et mon imagination se refusait à aller au-delà de cette époque.

Nous quittions le pensionnat, notre cartable bourré de livres, arrivions à la maison, changions en une robe fraîche et en route… Souvent Mlle Blanche nous accompagnait. Elle devenait aussi fofolle que nous, faisait des frais de toilette : un corsage plus clair, une broche, elle ressortait ses vieux souliers de toile blanche blanchi et reblanchi, avec soin, pour l'occasion mais après quelques minutes la poudre blanche soigneusement appliquée se craquelait et de vilaines lignes noires apparaissaient sur les souliers de toile. Mais qu'importe.

En ce temps là aller en train à La Panne était une aventure. On prenait d'abord la ligne Lille Dunkerque qui n'apportait pas les gens en vacances ; les passagers avaient des airs importants et tristes, aussi nous tenions nous dignement, tachant de cacher notre joie, ils ne se doutaient pas les malheureux, du bonheur immense qui nous attendait. A Dunkerque, changement de train. On en prenait alors un délicieux qui nous emmenait jusqu'à la frontière belge : Ghyvelde. Ce train toujours vide, il allait lentement, sifflait beaucoup, s'arrêtait souvent. Tout le compartiment sautait et craquait, nous courrions dans les couloirs, abaissions les glaces et nous interpellions d'une fenêtre à l'autre, on tendait les bras pour toucher les branches qui cinglaient les parois du train à son passage. Melle Blanche disait un : “Mes enfants calmez-vous” mais sa voix et son visage contenaient tant de bonheur que personne ne faisait attention. Ghyvelde : la douane, le train s'arrêtait longtemps. On regardait par la fenêtre le soleil baissait vers l'ouest, le ciel rosissait, l'air était différent, plus doux ça sentait la mer, les dunes s'étendaient à perte de vue comme des vagues. De lourds douaniers montaient, ouvraient toutes les portes des compartiments vides et les refermaient à grand fracas. Un coup de sifflet dans le silence, le train repartait. Il repartait le petit train bravement en route pour la mer. Les creux de dunes se remplissaient d'ombres, tout changeait de couleur, l'air devenait froid on frissonnait un peu, de petits lapins tout surpris, s'arrêtaient, nous regardaient puis détalaient, leur derrière blanc s'encadrant un moment dans le terrier. Au loin une bande métallique : la mer. Le train s'arrêtait à Adinkerque à 3 kilomètres de La Panne. Là on prenait le tramway. Peut-être étaient-ce les émotions de la journée, la fatigue, toujours est-il que tous assis sagement, nos bagages sur les genoux, nous regardions par la fenêtre sans rien dire. Le tramway s'arrêtait au centre de La Panne. Traînant nos valises nous prenions le sentier montant, ensablé, qui montait à la villa ; une odeur de menthe et de thym sauvage sortait de la dune humide pleine de brume. Le jaune lumineux des belles de nuit luisait dans la demi obscurité ; le tamaris rose, courbé par les vents d'ouest, nous griffait les mollets. N'arrivait-on donc jamais ? On s'arrêtait, on levait la tête, la belle villa était bien là ; fidèle elle nous attendait. Derrière la baie vitrée un rideau se soulevait, une lumière s'allumait, Maman se penchait : “Alors les enfants, vous avez fait bon voyage ?”

Les vacances avaient commencé.

Le lendemain matin quand je me réveillais et que je voyais, par la grande baie vitrée de ma chambre, passer les nuages poussés par les vents d'ouest, je restais interdite : le long voyage, la fatigue, la lampe derrière le rideau, l'accueil de Maman, alors toute la joie qui s'était glissée avec moi dans mon lit et que j'avais oublié, s'abattait brutalement sur moi j'étais en vacances. J'égrenais, à l'avance, tous les plaisirs qu'aujourd'hui me promettait : Le déjeuner dans la salle claire, “les pistolets” encore chauds, jetés pêle-mêle au milieu de la table, le café brûlant “dans les gros bols de faïence” comme d'anciennes mosaïques puis les courses avec Maman, nous irions sûrement chez Mme Vercouter, l'épicière dont le magasin fleurait le bon pain d'épices, le café, la vanille, le chocolat.

Elle n'avait pas son pareil pour couper le jambon. Elle appuyait, délicatement son couteau effilé sur la peau tendre et les tranches roses tombaient une à une, mollement, dans sa main prête pour les recevoir. Elle vous râpait du fromage en deux temps trois mouvements ; de toutes ses forces elle appuyait, de sa bonne main de travailleuse, sur le bloc de bois pour tasser le fromage, alors les muscles de son cou se gonflaient et tout en bavardant avec Maman, tournait la manivelle avec ardeur ; le fromage de la machine formant un mont moelleux, doux comme de la ouate, si des morceaux s'échappaient elle nous les donnait. Par la porte entrouverte qui donnait sur l'arrière boutique on pouvait voir son mari, homme vigoureux qui, la pipe entre les dents, sommeillait dans son fauteuil. De temps en temps par-dessus son épaule elle l'interpellait : “Faudrait monter des caisses de bières”ou “Y a pu de pomme de terre” alors il se levait lourdement, elle ouvrait la trappe qui était derrière le comptoir, il s'y glissait silencieusement. C'était elle qui faisait marcher tout le commerce ; toute la journée elle pesait, empaquetait, triait, gourmandait ; Maman en parlant d'elle : “Ces Belges sont vraiment de bonnes commerçantes”. Nous irions ensuite à la boulangerie, peut être aurons nous des “couques” pour le goûter. La boulangère était une femme à l'air doux et résigné ; elle avait une tapée d'enfants et devait certainement être enceinte tous les ans. Entre elle et Maman il y avait une sorte d'affinité : “Alors c'est pour quand ?”

“Encore une quinzaine de jours, Madame” et elle soupirait en rangeant, avec amour, les petits gâteaux à la crème?

“Les derniers jours c'est long.”

“Oh oui, c'est long.”

“Mais ils grandissent maintenant, voyons quel âge a l'aîné ?”

“Oh Madame, vous devriez voir mon Paul, un vrai petit homme, il va sur ses 13 ans, il aide son père, il est fort” et soudainement, sa figure de femme fatiguée, se transformait ; une grande fierté éclatait sur son visage de mère résignée. Son mari, homme taciturne, venait parfois prendre l'air sur le pas de la porte ; couvert de farine il s'appuyait sur le mur et regardait passer les gens. Leurs enfants étaient tous blonds, de vrais petits flamands. Puis nous remontrions vers la plage et nous arrêterions chez Maria la poissonnière. Maria habillée tout de noir, un châle noué dans le dos, un vieux sac autour de son joli ventre rond, nettoyait le poisson. Et flic et flac, elle tournait et retournait harengs, soles, vives sur la plaque de marbre, elle vous pourfendait, grattait, écorchait, vous auriez du voir ça ; les écailles sautaient dans les frisons de son chignon. Si le temps était à la pluie j'irai à la bibliothèque des Pères Oblats et m'arrêtait à la chapelle, je prendrai le chemin des dunes ; les herbes, les fleurs, tout sent si bon après une averse et quand on pose le pied sur la mince croûte formée par la pluie il s'enfonce brusquement dans le sable encore chaud.

Avant de chercher mes livres je remercierai le Bon Dieu pour les belles vacances et je demanderai qu'il continue à nous protéger et par moment, quand le vent s'élevait, la chapelle bâtie en bois, semblait tanguer légèrement, comme un navire et la lampe près de l'autel se balançait doucement. C'était quand je priai, ainsi, dans la chapelle déserte que je me sentais tout près de Dieu et voulais me faire religieuse. A la bibliothèque je choisirai, me sentant un peu coupable, un beau roman d'amour, une de ces merveilleuses histoires ou les deux amoureux se promènent, le soir, dans les bois et s'enlacent sous le ciel étoilé. Mon cœur, alors, se mettrait à battre à grands coups durs.

Plaisirs de la plage (vers 1920)

Notre vie pendant les vacances était excessivement simple : quand le temps était beau nous passions les journées sur la plage, quand le vent d'ouest amenait les nuages on allait dans les dunes, quand il faisait vraiment mauvais, Maman disait : “Aujourd'hui on pourrait aller dans les terres”, mais quand la pluie tombait ferme pendant des heures on invitait des amis et c'était des jeux de cartes, de tennis de table a n'en plus finir, dans la villa. La grande distraction sur la plage, était le bain. On se promettait l'un à l'autre, au début de saison, de se baigner tous les jours et je vous assure que quand on passe ses vacances sur la Mer du Nord, faire une telle promesse c'est de l'héroïsme. Sur la plage nous avions notre cabine. On s'y déshabillait, d'abord les garçons puis les filles. Nous enfilions en vitesse nos maillots encore humides de la veille : ils étaient collants, sablonneux et glissaient mal sur nos corps nus. A La Panne la mer, à marée basse, se retire très loin laissant derrière elle de nombreux bafonds que nous traversions au galop en nous éclaboussant les uns les autres et en jetant des cris aigus, nos pieds nus claquaient sur l'immense plage lisse et dure, le sable, soulevé par le vent, accourait du fin fond de l'horizon, passait en rafale en nous cinglant les mollets et nous, riants, essayons de sauter pour en éviter le fouet. En avant toujours plus loin vers la mer plate et grise. On arrivait, on s'arrêtait. La première vague courte nous léchait les orteils, sournoisement nous encerclait les chevilles, puis se retirait entraînant avec elle le sable de dessous nos pieds, on perdait l'équilibre et nous nous accrochions l'un à l'autre. La grande mer grise s'étendait devant nous, le vent du large soulevait nos cheveux, on se regardait, on hésitait, les frères bravement se jetaient les premiers puis fiers, se moquaient de nous : “Allez les filles mouillez-vous”. Lentement j'entrais dans l'eau, dans chaque vague qui se retournait, je voyais des myriades de petites lentilles grises et lumineuses : le sable, une dernière hésitation et je me plongeais et c'était merveilleux, on s'extasiait sur les plaisirs de la baignade : “L'eau était bonne, même chaude, n'est ce pas ?” Imaginez-vous que dans la cabine à coté j'ai entendu la mère qui disait : “Ne te baignes pas aujourd'hui, il fait trop froid mon chéri.” Et l'on plaignait et méprisait cet enfant unique enveloppé dans ses chauds lainages. Nous faisions quelques brasses vigoureuses mais bien vite les garçons devenaient verts et se mettaient à claquer des dents, ils partaient un à un. Alors c'était à notre tour d'être fières : “voyez-vous, ces garçons, des andouilles, fières andouilles”, ils répondaient en grelottant : “Vous les filles c'est parce que vous êtes grosses, de grosses mémères.”

Ils repartaient sur la plage infinie, leurs petites silhouettes sautillantes dans le vent, nous les suivions de près. On essayait de s'entortiller dans les sorties de bain mais le vent nous les arrachait, alors abandonnant toute lutte, nous courions à notre tour, la serviette claquant derrière nous comme un drapeau. On tapait à la porte de la cabine : “dépêchez-vous, nous avons froid.”

Les garçons sortaient, claquant des dents, ajustant maladroitement leur culotte et essayant de boutonner leur chemise de leurs doigts engourdis. On riait d'eux : “Vous devriez voir vos têtes.” En effet à la mer, ils se transformaient ; Leurs cheveux coupés très courts se dressaient tout raides sur leurs têtes, comme des hérissons, leurs figures rondes, enfantines se couvraient de taches de rousseur, des coups de soleil attrapés sur les joues et le nez avaient pelé et leur faisaient trois petites auréoles roses, comme des clowns. Vite nous entrions à notre tour dans la cabine. Dans la demi-obscurité on se tordait les pieds sur les bâtons de cerf volant, des pelles et des pliants. Ça sentait la rouille et le sable humide. Le vent soufflait à travers les interstices des planches et des morceaux de sable se tassaient en pyramide dans chaque coin de la cabine. On ne s'essuyait guère. En quelques secondes nous étions rhabillées et marchions vite, les vêtements collant sur le corps, les cheveux mouillés, les oreilles pleines de sable, vers la villa où un bon dîner nous attendait.

A marée montante nous faisions forts. Nous devenions alors les rois de la plage. Les autres enfants, envieux, venaient nous regarder. Nous avions un système de digue des plus impressionnant. Nous y travaillions pendant des heures. Parfois on commençait le matin et l'on devait s'arrêter pour l'heure du dîner. On suppliait Maman de permettre à un garçon de rester pour surveiller le fort, Maman se faisait prier : “Seulement cette fois ci, n'en prenez pas l'habitude. Je n'aime pas qu'on manque un repas.” Assis tout en haut du fort, les deux coudes sur ses genoux, la tête entre les deux mains, face à la mer, le frère était là, immobile. Je me retournais une fois ou deux et l'admirais. L'après-midi la mer montait et clapotait autour de la première digue. C'était la lutte. Nous courrions d'une brèche à l'autre nous appelant les uns les autres comme renfort. Les pelles creusaient dans le sable mouillé qui faisait flac comme un cataplasme qu'on jetait sur le fort. Une à une les digues s'affaissaient sous l'assaut des vagues. Les garçons se serraient tous sur le sommet du fort et droits, les jambes bien tendues, le ventre en avant, la tête dans le vent, attendaient l'assaut final. De longues crevasses fendillaient le mont. Les pelles tapaient pour effacer les dégâts. Mais la mer en a vu bien d'autres et elle ne s'arrêtait pas pour si peu, indulgente elle faisait semblant de reculer et n'envoyait que des petites vagues courtes, mais la mer triomphait et bien vite le superbe mont de sable était recouvert par la mer. De tout notre travail il ne restait rien. Quelquefois, le lendemain, à marée basse, je cherchais les traces du fort. Je marchais la tête basse, je calculais : “C'était ici”, alors je voyais un faible mamelon lisse comme une pierre et j'effleurais le monticule de mon pied nu.

Pour l'heure du goûter, Maman venait, avec les petits derniers, le nouveau-né et la bonne, nous rejoindre sur la plage. On tirait un pliant, elle s'installait sagement déballant l'essuie-main, qui contenait notre goûter, sur ses genoux ; tous assis en rond nous attendions. Délicatement elle défaisait le nœud qui reliait les quatre coins de la serviette et celle ci s'entrouvrait, s'épanouissait comme une fleur répandant son contenu de “couques” luisantes, dorées, recouvertes de sucre et bien vite on essuyait, sur nos vêtements, nos mains couvertes de sable mais quoiqu'on fit, quand on croquait le gâteau il y en avait toujours qui s'était infiltré.

Les jours venteux on faisait de grandes promenades dans les dunes. Des amis venaient avec nous Nous partions en bande de 15 ou 20. Je n'ai jamais vu d'aussi belles dunes que celles de La Panne. Elles s'étendaient pendant 4 ou 5 kilomètres. On les voyait à perte de vue. L'une était beaucoup plus grande que les autres, on l'appelait la grande dune. De loin elle se détachait pyramide blanche sur le ciel bleu. On faisait des concours le premier arrivé au sommet : à quatre pattes, s'accrochant aux longues touffes d'oyats, qui nous coupaient les doigts, on montait péniblement, le sable chaud s'écroulait sous nos pas et nous rejetait en arrière. Enfin le sommet : d'un coté la longue ligne de la mer puis de l'autre émergeant des dunes de petits villages, fermes basses tassées avec leurs volets verts et toits rouges : Furnes sa cathédrale, on s'asseyait, on se reposait, puis la descente : comme des oiseaux, les bras étendus de chaque coté, la bouche grande ouverte dans un cri de joie, nous nous élancions dans le vide, nos robes se gonflaient sous nous, nous nous enfoncions dans le sable toute la dune s'écroulait sous nos pas et nous entraînait avec elle. On culbutait et on se retrouvait en bas de la dune dans un tourbillon de sable blanc. Le soir après le souper nous allions nous promener sur la digue. On y rencontrait des amis et tous bras dessus bras dessous, faisions une longue chaîne en chantant. Si parfois un autre groupe s'approchait vers nous, nous l'entourions puis après quelques tours le laissions repartir. De vieilles personnes qui prenaient l'air à petits pas, s'arrêtaient, se retournaient et hochaient la tête. Une fois nous vîmes, au loin, l'une des bonnes qui se baladait avec son bon ami mais à notre vue ils filèrent dans une rampe sombre. Le soir, mes poumons gonflés d'air frais, je m'enfonçais dans mon lit morte de fatigue et ma figure battue par le vent et mordue par le soleil, commençait à brûler sous les gros draps de toile rugueuse. J'étais parfaitement heureuse même mon pauvre corps qui semblait, d'habitude, me donner tant de tracas, se transformait : ma peau brunissait rapidement, aussi quand je regardais dans la glace et que je voyais mon visage cuivre, mes dents blanches et mes cheveux blondis par l'air et le soleil, je souriais d'aise et ma figure s'éclairait : j'étais enfin en harmonie avec le monde extérieur, j'étais parfaitement heureuse.

Lillers

Mi-septembre nous allions à Lillers chez tante Louise la sœur de Maman, nous y restions jusqu'à la rentrée d'octobre. Adieu La Panne. Les derniers jours j'allais sur la plage ramasser des coquillages et, dans une enveloppe, j'enfermais pincées de sable blond. Je gardais ces trésors tout l'hiver. Les coquillages s'enfermaient dans une boite mise dans le tiroir de ma table de nuit et le sable je le vidais dans la poche de mon manteau d'uniforme. Et quand, dans le tramway, je le touchais et qu'il glissait sous mes ongles immédiatement j'étais de nouveau sur la longue plage bombée, les mouettes criardes et les nuages blancs qui filaient à toute allure dans le ciel infini. Mais revenons aux derniers jours à la mer. Toutes les villas se fermaient, on remettait les “blavetures” ; déjà le sable s'accumulait sur les entiers et dans les rampes désertes, les boutiques déroulaient leur rideau de fer avec fracas et collaient des affiches marquées : “Réouverture à Pâques”. C'était les marées d'équinoxes et les vagues vertes claquaient sur la digue. Maman repartait à Lille avec les petits et nous en route pour Lillers.

Tante Louise et l'oncle Henri habitaient une belle maison entourée d'un grand jardin. Pour nous enfants des faubourgs c'était le paradis. De longues allées bordées de poiriers, que tante Louise inspectait chaque jour, elle soupesait, délicatement, les poires de temps en temps l'une d'entre elles cédait sous la pression et tombait dans sa main creuse en corbeille, alors elle la mettait soigneusement dans le panier qu'elle nous avait donné. Des pêchers en espaliers qui étaient si longues à mûrir, des pommiers, des néfliers, des noyers dans lesquels on tapait avec la gaule pendant que tante Louise, légèrement apeurée, nous regardait de la fenêtre du premier étage, des mûriers dont les gros fruits rouge s'écrasaient dans les allés en faisant des taches sanglantes et Tante Louise : “N'en mangez pas de trop ou bien vous aurez mal au ventre” et des fraises de bois, toutes pâles, qui réapparaissaient en fin de saison.

Il y avait aussi un petit bois de noisetiers dans lequel, au milieu d'une sorte de clairière, était une balançoire, un trapèze et des anneaux. Sur la pelouse on installait le jeu de croquet ; nous faisions de nombreuses parties, chacun trichait à cœur joie les maillets tapaient avec une ardeur féroce et vous envoyaient bouler au-delà de la pelouse, dans les groseilliers ; le perdant rouspétait mais, quand tante Louise arrivait avec une pile de tartines à la confiture on s'asseyait sur l'herbe en décorant le pain et on oubliait la boule à demi cachée, nous narguant, dans les buissons. C'est à Lillers que, sous les yeux vigilants de tante Louise, nous apprîmes, tous, à rouler à bicyclette.

Chaque journée était organisée : pique-nique dans les bois des alentours, promenades au moulin de Rieux, charades quand il pleuvait, visites chez les 3 sœurs de l'oncle Henri : 3 vieilles filles, 3 têtes grises allant et venant dans une immense maison, entretenant le jardin et faisant des confitures dans d'énormes bassines en cuivre. Il y avait même un voisin qui avait un château ; tante Louise nous y emmena, une fois. Des tours, des ponts, des douves et un tennis recouvert d'herbe ou nous vîmes le châtelain, tout de noir habillé qui, nonchalamment, lançait quelques balles à un jeune garçon, blond, en costume marin.

Que sont-ils devenus ces deux êtres étranges ? Se lancent-ils toujours, indifféremment, des balles sur le tennis envahi d'herbe et perdu au milieu des arbres centenaires ? Dans toute la maison, du grenier jusque dans l'arrière cuisine, flottait une odeur de poires. Il y en avait tant. Les trop mûres, les abîmées ou de qualité inférieure, étaient cuites, confites, mises en pots lesquels, ficelés, étiquetés, datés, remplissaient les hautes armoires de la cuisine autour desquelles les guêpes, affolées, tournaient tout au long de la journée. Les “justes à point” étaient gardées pour la table et c'était un beau spectacle quand Anaïs apportait le compotier disparaissant sous les poires, reines-claudes, raisins et que les guêpes s'enfonçaient entre les fruits, seules leur queues d'or frémissait, l'oncle Henri les surveillait et quand il en voyait une immobile, il la coupait en deux avec son couteau. Quand aux autres, ces belles poires bien formées, encore dures, lisses, leur peaux verte légèrement tachetée, celles là étaient la vraie récolte, cueillie avant l'hiver, elles étaient mises au grenier, là, dans la pénombre, elles mûrissaient tout à leur aise, sans se presser. Comme elles devaient être fières quand tante Louise, prenant l'un d'entre elles dans sa main potelée, disait à ses invités : “regardez-moi cette poire nous en mangeons jusqu'à Pâques”, puis elle la partageait soigneusement, en offrant une moitié et dégustait l'autre avec un petit sourire satisfait qui en disait long sur la qualité de ses poires. Allez au grenier était toujours une aventure. On y montait par un escalier en colimaçon. Ici il faut que j'ajoute un détail : l'oncle Henri avait bâti sa maison sans architecte, ce dont il était d'ailleurs très fier, de cette décision en avait résulté une erreur assez amusante, cet escalier partait du rez-de-chaussée et à la première marche sur une espèce de petit palier était le cabinet or, pour une raison ou une autre, la chaîne d'eau était visible à certains tournants, aussi, si on calculait bien son coup on pouvait la tirer quand quelqu'un était assis sur le trône. Seuls les frères, quelquefois se permettaient cet outrage. Or donc les plus jeunes partaient les premiers (à quatre pattes) car les marches étaient hautes et étroites, tante Louise était la dernière de la colonne -sans doute pour ramasser ceux qui auraient pu culbuter- si parfois la montée s'arrêtait sa voix inquiète résonnait derrière nous : “Alors, là haut, qu'est ce qu'il y a, vous êtes en panne ?”, mais l'ascension continuait, nous arrivions sains et sauf dans l'immense grenier. D'une vitre poussiéreuse, placée dans le toit, un rai de lumière tombait. Le plancher était recouvert de poires, bien rangées sur des journaux ou elles mûrissaient. Nous y ajoutions notre dernière récolte, il fallait bien les espacer car, disait tante Louise si elles se touchent et qu'une se gâte toute la rangée sera pourrie et elle ajoutait : “C'est comme les mauvais amis il faut s'en éloigner ou bien …” Je regardais tante Louise qui espaçait ses poires méticuleusement et je me promettais de ne pas fréquenter de mauvais camarades. Nous courrions entre les poutres et le grenier tremblait sous nos pas rapides. D'une fente on voyait le jardin ; il semblait si petit et le croquet resté sur la pelouse était minuscule, on se chamaillait pour les boules et arceaux et maintenant vus de si haut, abandonnés rapidement pour un appel quelconque, ils n'étaient plus important du tout.

On y mettait les noix aussi, mais elles n'avaient pas l'allure des poires, elles se desséchaient et quand on les craquaient, elles éclataient bêtement, vides. Mais loin de la maison paternelle notre statut changeait, c'était assez bizarre. Quand les amis de tante Louise venaient chez elle ils nous regardaient “Ce sont les enfants de Thomas et Gabri”, expliquait-elle. Les visiteurs l'interrogeaient du regard : “Oui ceux que j'ai ce sont les grands.” On nous regardait de nouveau attentivement : “Est ce que Gabri en attend…?” tante Louise coupait sèchement : “J'espère bien que non, ce serait dommage” et elle se tournait vers nous en souriant. De cette attention je ne savais si je devais en être fière ou honteuse ; tout compte fait c'était assez agréable. Nous allions chez Madame Maton ; là pas de problème c'était une vieille dame charmante qui avait toujours une boite à bonbons pour nous et ne posait pas de questions, elle nous aimait vraiment ; ça on le sentait.

C'était la belle vie, mais il y avait un point noir : l'oncle Henri. Les premiers jours il était aimable et, parfois partageait nos jeux. Puis sans raison apparente, il se fâchait, nous traitait d'imbéciles de “bêtes comme ton père” et les gifles volaient autour de la tête des frères. A table il nous surveillait étroitement et insistait beaucoup sur les bonnes manières : il fallait se servir très discrètement autrement il changeait l'assiette du gourmand, être surs de prendre sa part de croûte avec le fromage et au moment du dessert le plus petit fruit ou gâteau. Également il taquinait tante Louise ; celle-ci avait de jolis bras ronds que l'oncle Henri pinçait délicatement, elle se défendait en disant : “Henri, je t'en prie, tu me fais mal.” et en le recouvrant de l'écharpe légère qu'elle portait, toujours, en été et qui glissait le long de son dos et que constamment elle réajustait avec une certaine impatience, aussi le soir quand je disais mes prières, je demandais au Bon Dieu de faire mourir l'oncle Henri, le Bon Dieu ne m'exauça pas, l'oncle Henri mourût à un âge fort avancé.

C'était fort bien de le juger mais après tout il avait ses raisons.

L'oncle Henri se prenait au sérieux. Il portait beau, avait une barbe carrée très soignée, était très élégant (se faisait habiller à Paris) et ne sortait jamais sans un manteau d'une coupe impeccable, un chapeau mou gris clair, une canne et des gants. Quelle différence avec Papa ! De plus si mes souvenirs sont bons, il avait passé quelques mois dans une grande école. Il en était très fier car il disait souvent : “Quand j'étais à Centrale” on était très impressionné ! (C'était quand même plus reluisant que son beau-frère Thomas, ce simpliste, qui passait ses journées près de sa cuve à savon en bleu). Oui mais ce simpliste avait eu 11 enfants robustes et bien plantés et lui Henri le Superbe n'en avait pas. Quelque temps après son mariage tante Louise avait accouché d'un petit garçon mort. Le bébé s'était mal présenté et notre douce tante était restée dans les douleurs de l'accouchement pendant 3 jours pendant que l'oncle Henri et le docteur trouvant le temps long sirotaient des tasses de café dans la cuisine. Après cette terrible épreuve tante Louise ne put plus avoir d'enfants

Tout cela était bien triste et tous deux devaient en souffrir, mais, elle, bonne personne rejetait sur nous son affection et Henri, au fond fort vexé, s'en prenait à nous. Il avait des principes très fermes sur la façon d'élever les enfants et les pratiquait sur la progéniture de Thomas qui n'appréciait pas du tout cette faveur et ne lui en était pas reconnaissant.

Oncle Henri avait une briqueterie : la Briqueterie Féron. Il était l'un des notables de Lillers. Chaque matin il faisait un tour de sa fabrique puis, vers la fin de la matinée se rendait au café. Il en revenait à l'heure du dîner ; nous ne devions pas l'attendre et devions commencer le repas sans lui. C'était une de ses manies, aussi tante Louise s'affairait, légèrement, quand elle entendait ses pas claquer sur le perron “Mes enfants, mangez votre soupe, l'oncle est là”. Après le dîner, il faisait des mots croisés, passait dans son bureau qui tenait à la maison puis, dans la soirée, retournait au café. Tous deux faisait de longs et fréquents séjours à Paris. Dans la capitale Henri s'épanouissait. Il faisait tous les théâtres, revues, music-halls, se promenait sur les boulevards en oeillant “les petites femmes” (en tout bien tout honneur) pendant que tant Louise, après quelques courses dans les grands magasins, tournait en rond dans sa chambre d'hôtel. Ils revenaient à Lillers, recevaient la famille et nous apportaient des bouffées de la vie parisienne. Nous écoutions hypnotisés : Maurice Chevalier, Mistinguett et la dernière vedette, Joséphine Baker avait une revue des plus osée : “la voir descendre le grand escalier des Folies Bergères couverte seulement de son éventail”, disait Henri “ça alors quel spectacle, tu devrais aller voir ça Thomas.” Mais Thomas n'aimait pas du tout ce genre de conversation et son beau-frère commençait à l'embêter aussi, quand après le dîner tante Louise se mettait au piano, jouait les derniers airs à la mode et que Henri esquissait quelques pas de danse, Papa riait de lui et l'appelait “cuisse légère”. En somme toute Henri avait une vie fort agréable. Il gagnait très bien sa vie à ne rien faire, il plaça son argent, acheta des immeubles et quand il mourut laissa une belle fortune : comme il n'avait pas de descendance elle fut distribuée, après la mort de tante Louise, entre ses nombreux neveux et nièces et nous les enfants de Thomas et Gabri reçurent notre part ; nous ne nous y attendions pas.

Pour la première fois de notre vie nous bénîmes oncle Henri.

Les Dames Bernardines

Quand la guerre (14-18) fut finie, toutes les écoles se rouvrirent et la vie sérieuse commença. Les garçons furent mis chez les Jésuites : St Joseph et nous, les filles, chez les Dames Bernardines. St Joseph et Esquermes, notre pensionnat, se trouvaient dans un beau quartier : les boulevards. Je les vois encore mes frères bien aimés partirent le matin engoncés dans leur uniforme qui devait dater de l'époque du fondateur : St Ignace de Layola. Une veste de grosse serge bleu marine, un col blanc glacé se rabattait autour du cou, la culotte étroite descendait jusqu'au-dessous du genou emprisonnant ainsi des bas noirs et tout cela se terminait par des bottines à lacets.

Chez les Jésuites la discipline était très sévère et bien des parents avaient peur d 'eux. Pour nous, donc, les filles, les Dames Bernardines, c'était près du collège des garçons, mais eux devaient arriver plus tôt aussi n'allions nous pas ensemble. C'était loin, nous allions en tramway V, celui ci desservait les faubourgs et ramassait tous les humbles sur son passage. Il titubait sur son rail étroit ; deux fois sur le parcours on faisait croisement : serrés les uns contre les autres on attendait longtemps le tramway du sens inverse qui n'était jamais à l'heure. L'hiver il faisait noir, il faisait froid dans le petit tramway ; les gens tapaient leurs pieds neigeux pour se réchauffer et vite une couche de boue recouvrait le sel, les ouvriers s'impatientaient, rouspétaient, juraient. Assise sagement sur la banquette de bois, serrée contre la populace comme disait l'un de mes oncles, j'avais très peur, j'étais entourée d'ennemis. Les Dames avaient conseillé aux chères enfants qui devaient prendre les transports publics (la plupart des élèves qui habitaient loin étaient conduites et recherchées en auto par leur chauffeur) de toujours rester dignes et d'égrener notre chapelet en réparation des péchés qui se commettaient, alors, dans le petit tramway. Je n'en eu jamais le courage.

Quelquefois, si on manquait le tramway, nous partions, bravement à pied, dans la nuit froide. Dans ce cas avec l'argent qui nous restait on s'achetait des brioches à la boulangerie du coin. Or il était tout à fait interdit de manger dans la rue. C'était un point sur lequel les Dames ne transigeaient pas, aussi attendions-nous d'avoir quitté les beaux quartiers, personne ne nous dénoncerait une fois dans notre faubourg, pour sortir nos brioches ; c'était une pâtisserie plate, enroulée sur elle-même, recouverte de raisins et d'une épaisse couche de sucre glacé, on croquait la dedans avec joie ; le sucre se brisait comme du verre, se collait autour de la bouche des miettes tombaient sur le revers du manteau, on se secouait vigoureusement, en riant, et cela s'envolait dans la nuit froide. Bien des années plus tard je les ai revues ces brioches collantes. Je suis rentrée dans la pâtisserie et en ai demandé une. La serveuse me l'a amenée sur une assiette avec une fourchette. Posément j'ai enlevé mes gants et j'ai mangé une bouchée. Tout à coup je me suis vue dans la glace. Qu'étais-je venue faire ici ? Ce n'était plus la même brioche. J'ai repoussé mon assiette et je suis partie. On ne fait plus les brioches de mon enfance.

C'était le meilleur pensionnat de la ville. Entendons-nous : la bourgeoisie, textile, banque, industriels, notaires, docteurs y mettaient leurs filles. Les familles qui avaient “boutique sur rue” n'y avaient pas accès. Je me suis souvent demandée pourquoi Papa, homme simple et sans façon, nous y avait mises. C'était je crois la tradition ; sa mère et toutes ses sœurs y avaient été, du côté de Maman cela avait été la même chose.

Les Dames comme tous les ordres religieux, avaient été chassées de France en 1902 à la séparation de l'Église et de l'État. Elles s'étaient réfugiées à l'étranger ; en Belgique, en Angleterre… mais après la guerre, se disant laïques, elles se réinstallèrent, discrètement en France. En effet pendant quelques temps, elle ne portèrent pas leur splendide uniforme de St Bernard dont elles étaient très fières mais un simple voile et une robe noire.

L'État ferma les yeux et les laissa à leur pieux mensonge. D'ailleurs bien vite, elles remirent leur habit. Quand elles glissaient le long des corridors, leur robe blanche recouverte d'un scapulaire noir, les mains dans leurs manches, la tête légèrement baissée, leur voile frémissant autour de leur pâle visage, elles étaient très impressionnantes.

Ce fut donc dans une maison de maître qu'elles rouvrirent le pensionnat. C'était une de ces vieilles demeures comme on en voit encore en province ; une cour pavée qu'entouraient des dépendances, un perron recouvert d'une verrière et derrière une longue terrasse qui donnait sur un splendide jardin avec des arbres magnifiques. J'aimais beaucoup ce jardin. Parfois l'été on transportait pupitres et chaises sous les marronniers en fleurs et, alors, les leçons devenaient un vrai plaisir.

Chez ses Dames on insistait beaucoup sur les bonnes manières : cela s'appelait les qualités sociales. Les notes de la semaine étaient : sagesse, application, qualités sociales et cette dernière était certainement la plus importante. Il y avait pour cela tout un code à observer. Quand une élève avait une requête à présenter, elle faisait une révérence et disait : “Madame auriez-vous la bonté de…” et si la demande avait été acceptée elle répondait : “Madame, j'ai l'honneur de vous remercier.”

Nous allions en classe tous les jours de la semaine, sauf mercredi après-midi et même au début nous devions nous y rendre le dimanche matin pour assister à la messe et pour la distribution des notes de la semaine. Ce fut Papa, je crois, qui commença des démarches auprès des Dames pour demander que les élèves puissent aller à la messe dominicale avec leur famille. Oh ces dimanches de tristesse infinie ; revêtues de notre lourd uniforme, nous marchions dans les rues désertes : point de visages à regarder, point d'ouvriers goguenards, point de boutiques pleines de lumières et de chaleur, parfois, seul, un chien traînait : je l'enviais. Les cours étaient le matin de huit heures et demi jusqu'à midi, puis de deux heures jusqu'à quatre heures. Si on restait à l'étude au soir on ne quittait pas le pensionnat avant six heures. Habitant trop loin nous étions demi-pensionnaires. Le dîner se prenait toujours en silence, une religieuse circulait entre les tables. Combien de fois ai-je senti sa présence derrière moi, ou immobile, elle attendait que je finisse mon assiette de riz à l'eau. Après dîner récréation jusqu'à une heure et demi ; heure ou les externes revenaient. Toutes les après-midi, pendant 10 ans, nous jouâmes à la balle au camp. Toutes devaient y participer. Il était absolument interdit de parler en petits groupes cela s'appelait faire du mauvais esprit quand parfois, mon amie et moi, avions réussi à nous échapper dans un coin du jardin et causions, nous savions que nous étions coupables aussi étions-nous pas surprise quand, du coin de l'œil, nous voyions arriver une religieuse.

Elle se hâtait, ses pieds légers soulevaient ses jupes et claquant les mains de façon enfantine nous disait : “Mes enfants jouez, vous devez jouer” et elle me prenait fermement par le poignet, m'entraînait vers le jeu en disant : “Quel est le camp qui perd ? J'amène du renfort.”

L'après-midi c'était leçon d'ouvrage. Nous apprenions, entre autre, à tricoter des chaussettes pour les pauvres. A la moindre erreur la maîtresse prenait le tricot et, fermement tirait les fines aiguilles d'acier. La laine frisée tombait en cercles à ses cotés, je regardais tour à tour son visage distant et les arrondissements de la laine qui s'amassaient contre sa jupe ; peut-être avait-elle oubliée ce qu'elle faisait ? Non, à un endroit bien déterminé, elle me rendait aiguilles, un tout petit morceau de tricot et me renvoyait à ma place, j'essayais de renfiler toutes mes mailles tout en pensant que la vie n'était pas drôle. Cette classe de couture se tenait dans la véranda ; sur cette véranda donnait le cabinet de Madame la Supérieure : Dame St Dosithée, lequel en était séparé par une porte à demi vitrée. L'après-midi, pendant notre leçon, on voyait, souvent, le visage de la Supérieure qui nous regardait derrière sa porte. Elle choisissait cette période de la journée pour appeler quelque élève à laquelle elle avait des remontrances à faire. Je tricotais ferme sans lever la tête car je savais qu'elle me regardait. Je pensais, affolée, si je lève la tête, elle m'appellera, j'en suis sûre ; courbée sur mon ouvrage je m'acharnais, je m'ankylosais, je n'osais me redresser, mon dos me faisait mal, j'avais chaud et mes cheveux retombaient sur mon front, je ne lèverais pas la tête non et non, mais tout en pensant cela je savais fort bien qu'elle m'avait vaincue et que je lèverai mon regard sur elle. Et en effet après quelques minutes, je posais le tricot sur mes genoux et regardais la porte à demi vitrée : sa figure pâle me fixait, sa fine main faisait un geste et son regard s'appuyait sur moi ; docile, je me levais et entrais dans son bureau.

Les remontrances étaient vagues. Elle me regardait tristement. “Ma chère enfant”, elle hésitait, je pensais qu'elle avait dû être très belle. “Ma chère enfant”, continuait-elle “Ne cachait pas vos talents, soyez une lumière, une belle âme ; Dieu aime tant les belles âmes. Tenons-nous bien” et elle se mettait, alors, derrière moi et doucement mais fermement me redressait les épaules.

Chaque cours commençait par une prière. La religieuse entrait dans la classe, toutes nous nous levions, montait sur l'estrade, se recueillait quelques instants et disait “Que l'Esprit Saint vous éclaire et que la Bienheureuse Vierge Marie vous obtienne la Bénédiction de son Divin Fils. Asseyez-vous, mes enfants.” La voix blanche s'élevait dans la classe silencieuse, montait crescendo jusqu'à Vierge Marie et se terminait dans un souffle sur Fils que les Dames prononçaient : “Fi”.

Chaque cours durait 1 heure. Nous ne quittions guère notre salle de classe, c'étaient les différentes maîtresses qui s'y succédaient. Tous les soirs il y avait salut ou “Bénédiction du Saint Sacrement”. Les élèves défilaient, en rang à la chapelle. “Oh Salutaris…” le salut commençait, les cierges brûlaient droits et clairs. “Tantum ergo…” le chant remplissait la chapelle surchauffée puis la bénédiction suivait.

Une religieuse s'avançait dans le chœur et entourait les épaules de l'aumônier de la chasuble doublée de satin noir ; celui-ci, alors, montait péniblement les marches de l'autel, prenait l'Ostensoir, se retournait et recouvrant ses mains de son étole, nous bénissait. La clochette tintait :

“Dieu soit béni”
“Dieu soit béni”
“Beni soit son Saint Nom”
“Beni soit son Saint Nom”
“Béni soit Dieu dans ses Anges et dans ses Saints”
“Béni soit Dieu dans ses Anges et dans ses Saints”
“Béni soit le nom de Marie vierge et mère”
“Béni soit le nom de Marie vierge et mère”
“Beni soit Saint Joseph son très chaste époux”
“Beni soit Saint Joseph son très chaste époux”

L'encensoir s'élançait, se renversait, la chaîne d'or s'entrechoquait contre le vase sacré et les bouffées d'encens montaient. Comme la chapelle était trop petite, on tirait les rideaux qui séparaient de la véranda et, de plus en été, on ouvrait toutes grandes les portes vitrées qui donnaient sur le jardin. Or donc assister au salut, de la véranda, était un vrai plaisir. De cette place lointaine je voyais, à peine la silhouette de M. l'aumônier qui officiait ; à chaque coup de sonnette je pliais le genou automatiquement et j'entonnais les cantiques avec d'autant plus d'ardeur que je sentais la bonne chaleur du soleil qui me tapait dans le dos et, entre deux invocations, du jardin endormi, montait le piaillement des oiseaux et le froissement des feuilles, soudainement, agitées par une brise plus forte. Quelquefois, même, encouragé par le silence, un oiseau s'aventurait sur la terrasse et j'entendais, derrière moi, le claquement de ses pattes. A coté de moi je sentais le long rideau gonfler subitement puis, quand je regardais, il était retombé tout plat comme si rien ne s'était passé.

Une fois par semaine nous avions une leçon de gymnastique. Nous n'avions pas de professeur spécial. Une religieuse, (on choisissait, évidemment, une jeune et vigoureuse) nous faisait faire, pendant une demi-heure, quelques mouvements accompagnés de paroles encourageantes : “Mesdemoiselles, respirons, de nouveau Mesdemoiselles, profondément” et, tout en respirant, elle rejetait les bras en arrière tout en inspirant profondément. Ensuite elle encerclait sa taille de ses mains : “Rentrons la ceinture” et de nouveau elle respirait avec une sorte de désespoir. “Plions les genoux”, mais pour cet exercice elle comptait : un deux trois et ne nous le démontrait pas. Les Dames n'avaient pas de genoux, elle pas de corps. Sûrement imaginer ces choses étaient un péché mortel.

Tous les 15 jours leçon de maintien. Madame Paillot venait. Elle était toute ronde, très élégante dans une robe de satin chamarré, de fins souliers à hauts talons, une coiffure dont je rêvais. Elle se courbait devant nous, faisait des ronds de jambes et de temps en temps, tirait de sa manche un mouchoir de dentelle qu'elle passait délicatement sur la figure.

Comme elle était veuve, je pensais qu'elle pleurait son mari. J'étais fasciné. Oh avoir cette aisance, cette élégance ! Elle s'asseyait au piano et à demi tournée vers nous jouait quelques notes ; comme elle était de très petite taille on ne savait jamais si elle était assise sur son tabouret ou non, ses pieds touchaient à peine les pédales.

“Maintenant, Mesdemoiselles,” nous disait-elle, “imaginons un moment que c'est le jour de réception de Madame votre mère. Supposons que Madame votre mère est assise ici”, et elle montrait une chaise, puis, continuait-elle, “à coté d'elle votre chère grand-mère, comment vous comporterez-vous ?”

Madame Paillot nous donnait, alors, une splendide démonstration : elle s'avançait, lentement, entre les deux rangs de chaises vides, se courbait légèrement à droite et à gauche, saluant ainsi les amies de Madame votre mère et arrive devant les sièges vacants qui représentaient mère et grand-mère, s'inclinait et prétendait apposer deux baisers sur les joues imaginaires. Elle s'essuyait la figure, s'asseyait au piano et nous regardait. “A l'une d'entre vous, Mesdemoiselles.” Son regard fouillait les rands. “Ah mon Dieu” je priais épouvantée, “pas moi, mon Dieu, je vous en prie, que le ciel me tombe sur la tête que la terre s'ouvre sous moi, tout, tout mais pas ça.” “La grande jeune fille, là-bas”, et Madame Paillot me faisait signe : “Oui, vous, Mademoiselle approchons-nous, c'est ça.” Elle se mettait alors à jouer un air à la fois digne et entraînant. Je m'avançais, gauchement, la lourde jupe de mon uniforme collant entre mes jambes, regardant, avec tristesse, mes souliers de pensionnaire, poussiéreux, je me courbais et à droite et à gauche et traversais, la mort dans l'âme, la longue salle. Quand j'avais fini la démonstration, Madame Paillot ne disait rien, arrêtait la musique, s'essuyait le visage, me souriait tristement et demandait une autre élève. J'ai valsé avec Madame Paillot. De ses bras ronds elle me tenait fermement et sa respiration devenait plus saccadée quand elle essayait de faire tournoyer mon grand corps plat. Elle disait : “Regardez mes pieds”, je regardais son joli pied fin, son joli pied prêt à danser, mais je remarquais que quand elle dansait avec moi son sourire vu de prés, n'était plus qu'une grimace figée.

Une retraite

Chaque année à la rentrée d'octobre, nous avions une retraite. Cela durait trois jours. Un prédicateur venait : deux instructions ou sermons le matin et autant l'après-midi. Intercalés entre tout ça : méditations, examen de conscience, récitation du chapelet et le dernier jour confession générale. Le silence régnait dans le pensionnat et les Dames avaient leur tête de retraite. Parmi les exercices spirituels le seul qui avait un certain charme était la récitation du chapelet car, comme en octobre, il y avait souvent de belles journées, cette prière se faisait dans le jardin. En une colonne, dans les allées recouvertes de feuilles mortes, le pensionnat défilait : “Je vous salue Marie…” entonnait la tête et, toutes, nous nous mettions en marche sous les arbres à demi dépouillés, repoussant les branches de noisetier qui étaient sur notre passage, respirant la bonne odeur de la terre, nous allions bon train, “Saint Marie, Mère de Dieu…” enchaînait l'autre moitié de la colonne.

Au début la prière était saccadée mais, après quelques minutes, un rythme s'établissait et une grande paix descendait sur nous. Je regardais, entre les arbres, le ciel bleu d'une belle journée d'automne, d'un bleu si fragile que j'en étais toute attendrie, les feuilles mortes tournoyaient et, parfois, l'un d'elles s'accrochait dans les cheveux de ma compagne qui marchait devant moi.

Ce que je redoutais le plus c'était les sermons car, pour bien nous mettre dans l'état d'esprit requis, la 1ère instruction était toujours sur la mort. Je me souviens d'une certaine année ou la retraite me rendit malade. Toutes assises, immobiles, notre jupe d'uniforme bien tendue sur nos genoux repliés, nous attendions le prédicateur. Il entra. Il se recueillit un moment au pied de l'autel, puis se tourna vers nous. Il nous regarda quelques minutes sans parler : Un grand signe de croix et la belle voix habile commença : “L'année dernière je donnais une retraite dans un pensionnat comme le vôtre. J'avais remarqué l'une des élèves : son visage recueilli, sa piété évidente me prouvait quelle faisait une bonne retraite, le dernier jour comme elle n'était pas à sa place habituelle, je demandais à la Supérieure si la chère enfant était indisposée ; Celle-ci me dit alors, que, quand sa mère était allée la réveiller, elle l'avait trouvée morte.”

Le mot morte tomba et résonna dans la chapelle silencieuse. Les cierges grésillaient, ma flamme trembla puis s'allongea de nouveau droite et mince.

La voix continua : “Dieu l'avait rappelée à lui ; heureuse enfant qui faisait une bonne retraite : elle était prête.”

Une grosse boule s'était formée dans ma gorge, mon visage hypnotisé, fixait, sans le voir, le prédicateur. Toutes mes terreurs déferlèrent sur moi : je n'échapperai pas. La mort me guettait, demain ce sera moi que Maman trouvera morte et je ne faisais pas une bonne retraite. Je ne voulu plus m'endormir de peur de ne pas me réveiller. Je fus malade. Je fus prise de longs tremblements nerveux : tout mon lit tressautait avec moi. Maman, inquiète, fit venir le docteur, il m'ausculta et je me souviens que, quand je vis cette grosse tête d'homme appuyée sur moi, j'eus envie de rire ; Quoi était-ce là le docteur cet être important qui, après le repas, discutait politique avec Papa puis se penchait vers sa voisine de table tout en lui disant des choses très intéressantes ? Néanmoins il se tourna vers Maman qui, pâle les mains croisées sur sa jupe, attendait le verdict au pied du lit : “Elle grandit tant,” soupira-t-elle puis chuchota quelques mots au docteur. Celui-ci fit “Tut, tut…” et conseilla de me donner du calcium, c'est si bon pour les os, pour l'âge de la formation, qu'elle se repose quelques jours à la maison lui feront grand bien.

Puis ils quittèrent la chambre ; Par la porte entrouverte je les entendis parler à voix basse sur le palier, Maman repassa la tête : “Je raccompagne le docteur puis je t'apporterai une boisson chaude.” Comme je fus heureuse ; plus de retraite.

J'attendis. L'obscurité, telle la marée montante remplit d'abord les bafonds et encerclent sournoisement les monts de sable, envahit ma chambre ; un à un les meubles disparurent dans la pénombre, seuls les couleurs claires : Le miroir, le vase blanc survivaient encore. Oh moments délicieux que ces moments d'attente. Maman allait revenir, elle tirerait les rideaux et poserait la tasse de thé sur ma table de chevet ; elle allumerait la lampe à mon coté et la fumée de l'infusion irait se perdre dans l'abat-jour rose. Toutes mes terreurs s'étaient évanouies. Bientôt il fit tout à fait noir : Seul le mur de ma chambre restait éclairé par le bec de gaz de la rue.

En bas des portes claquèrent ; des voix, des rires, une visite sans doute, Maman ne revint jamais avec le thé. Elle avait dû l'oublié.

L'âge de la formation. Le péché de la chair. La mort

Je n'étais pas heureuse chez les Dames. Avec le recul du temps j'essais de comprendre la petite fille que j'étais alors. Je ne devais pas être très agréable. Je devais avoir un air renfrogné, triste. A la maison on disait de moi : “Cécile a une figure morte.” Mais j'avais tant de problème. Tout d'abord la certitude d'être laide, puis je restais longtemps dans “l'âge ingrat” comme on disait alors. Je m'étais mise à grandir rapidement et dépassais, en taille, toutes les élèves de ma classe et je regardais, avec envie, mes compagnes qui s'arrondissaient mystérieusement et prenaient un air rêveur : elles changeaient. On appelait ça l'âge de la formation. Mais pour moi la malheureuse, l'âge de la formation se fit attendre et je me sentais bien coupable quand Maman se penchait vers une de ses sœurs et lui disait : “Le croiras-tu ? Mais Cécile n'est pas encore formée.” J'aurais pourtant bien voulu être formée et j'attendais ce grand jour avec impatience. En plus de l'âge de la formation, une fois chez les Dames, le péché mortel devint le centre de ma vie. Et quand je dis péché mortel, je veux dire péché de chair. Il m'en a fait des ennuis ce péché de la chair.

Je n'avais aucune idée de ce qu'il était. Dans la conversation j'entendais de temps à autre le mot “chair”, quand Papa parlait d'une jeune femme rondelette il disait : “Elle est bien en chair”, chez le charcutier on commandait de la chair à saucisse, après un bon dîner, chez des amis, on s'exclamait : “On a vraiment bonne chère”, également, quand il se sentait inspiré, Papa au milieu d'une discussion disait : “L'esprit est fort mais la chair est faible.” En plus de cela et là, je me sentais tout près de ce terrible péché, je le retrouvais dans les commandements de Dieu : “L'œuvre de la chair ne désirera qu'en mariage seulement.” Puis les commandements de l'Église s'y mettaient aussi : “Vendredi chair ne mangera pas.” Je tournais et retournais autour de ce mot chair sans grand succès. Tout cela était bien compliqué. De nos jours cette “ignorance semble extraordinaire mais n'étant pas portée, de part ma nature, vers ce sujet, et étant protégée par une famille bourgeoise (si j'avais été élevée à la campagne mes yeux se seraient peut être ouverts ?) et catholique cela n'était pas étonnant.

Je lisais énormément mais mes lectures ne m'éclairaient aucunement sur le grand mystère de la vie : romans à l'eau de rose, romans dont le nom des auteurs a maintenant disparu. Ceux qui auraient pu m'apporter quelques informations étaient à l'index : interdit de les lire sous peine de péché mortel. Même les romans “à thèse”, comme on disait alors, de Paul Dourget, Henri Bordeaux etc… “ne devaient être laissés entre les mains de nos jeunes qu'avec la plus grande discrétion”. René Bazin était permis. J'aimais beaucoup la poésie et j'apprenais par cœur; les poèmes de Lamartine. Le lac me transportait, sa prose aussi. Et après tant d'année je peux encore réciter le passage de la tarentelle de “Graziella”. Bien sûr je me mise à écrire des vers plagiant Lamartine. Tout cela était bien joli mais Lamartine ne me renseignait pas sur le péché de la chair.

Il faut savoir que les seuls journaux admis à la maison étaient “la Croix du Nord” (dans lequel Pierre l'Ermite condamnait les femmes qui se faisaient couper les cheveux elles étaient, disait-il, prêtes pour l'échafaud) et “la Dépêche” ; Ce journal commentant un fait divers le terminait par ces mots : “Là, il abusa d'elle.”

Papa, lui-même, racontait parfois des histoires un peu grivoises, mais jamais n'aurait-il prononcé un mot risqué sur les femmes. Et le dimanche, quand nous nous réunissions autour du piano pour chanter l'un des derniers airs à la mode de Maurice Chevalier “Valentine”, notre frère aîné, très scrupuleux, avait censuré, sur le cahier de musique, le mot qui rimait avec tâtons. Parfois, à un mariage, j'entendis des bribes de conversations ; réflexions sur la mariée faites par de jeunes oncles ou cousins ; tous riaient, j'écoutais espérant que cette fois-ci la lumière se ferait. Quand au point de vue bébé comment aurais-je pu faire le rapprochement entre l'arrivée d'une nouvelle vie et le péché de la chair ? Une naissance était une bénédiction de Dieu, une sorte de miracle ; ne récitait-on pas un Salve Regina chez les Bernardines chaque fois qu'un bébé arrivait dans la famille d'une élève ? Comment aurais-je pu comprendre qu'un bébé était le résultat direct de cette œuvre de la chair ? Cet abominable péché qui nous envoyait en enfer.

Ce qui n'arrangeait pas les choses c'était que ce fameux péché avait ses ramifications dans notre vie de chaque jour. Quoique je fisse j'étais toujours prise dans la toile tendue par cette immonde araignée. Au pensionnat il était interdit de croiser les jambes, d'enjamber un banc (il fallait le contourner), de s'appuyer sur le dossier de la chaise ; La jupe d'uniforme devait recouvrir les genoux et le plastron de la veste devait être au ras du cou autrement on était immodeste et l'immodestie frisait le péché de la chair.

Tous les 15 jours je m'agenouillais dans le confessionnal et m'accusais de mes fautes. Je commençais par les petites, celles dont je n'avais pas honte : distractions dans les prières, manque à la charité, gourmandise etc… puis le cœur battant je déballais les grosses et la liste était longue :

“Pensez impures, pardonnez-moi, mon Père”
“Immodestie, luxure, pardonnez-moi mon Père”
“Manque à la pudeur, geste impudique, pardonnez-moi, mon Père”

Derrière la grille du confessionnal, dans la pénombre, je devinais votre pâle visage M. l'aumônier, vous sommeilliez sans doute ? Ah vous auriez dû rassurer la petite fille désemparée que j'étais alors, la consoler car parfois je pleurais. Mais non vous écoutiez en silence la liste honteuse.

Mon éducation sexuelle donnait donc beaucoup à désirer.

Toute jeune je pensais souvent à la mort. En grandissant cela devint une obsession. Mes cahiers de brouillon étaient remplis d 'annotations à ce sujet. La seule pensée qui m'apportait quelque confort était que, seuls, les vieux mouraient. Mais un fait bien triste acheva de me désemparer. Une élève de ma classe eut un accident : en descendant du tramway elle tomba, les lourdes roues lui passeront sur les jambes. On dut l'amputer, puis la gangrène s'en mit : elle mourut.

Il fut décidé que toute la classe défilerait devant son corps. J'avais déjà vu un mort : Bonne Maman. Allongée sur son lit habituel, immobile, lointaine, les mains sur le crucifix, je l'avais regardée, apeurée. Mais elle était si vieille que de la voir morte semblait relativement normal. D'ailleurs, même de son vivant, je ne l'avais jamais approchée, elle était sévère et ne nous montrait aucune affection ; n'ayant partagé sa vie, sa mort ne m'attrista pas.

Mais quand je vis mon amie, je restai pétrifiée ; Je ne la reconnue pas. Je regardais son visage et tachais d'en découvrir les traits familiers. Où étaient les joues rondes, les fossettes ? Ce n'était plus elle. Sous ses paupières à demi baissées ses yeux vitreux me regardaient, son nez était déformé par un tampon de ouate. Allongée sur un lit surélevé, revêtue de sa robe de 1ère communiante, elle était entourée de fleurs et de cierges ; des lys partout. Cela me rappelait l'adoration du St Sacrement ; à la place de l'ostensoir on avait mis mon amie (la famille avait fait une chapelle ardente.) Ce qui me choquait c'était cette abondance de fleurs dans la chambre mortuaire. Les fleurs ça va avec le soleil, les champs où la brise les courbe et soulevé leurs pétales. Je pensais que l'on aurait du coucher mon amie dans son lit habituel, entourée de ses trésors. Une après-midi de congé, une de ces belles après-midi ou, oisive, on traînait, étant chez elle, elle m'avait emmené dans sa chambre : “Regardes,” m'avait-elle dit ; Tirant tiroirs, ouvrant des boites, de ses mains courtes, elle m'avait montré ses possessions : Fleurs et plantes desséchées, cueillies le long des haies, soies brillantes, bouts de satin, rubans multicolores, coquillages. Penchée sur toutes ces boites, elle soulevait, réarrangeait ces menus objets avec amour ; une mèche de cheveux retombait constamment le long de sa joue ronde, elle la repoussait, chaque fois, derrière l'oreille et je voyais, alors, la courbe de sa joue et son cou légèrement renflé. Voilà ce qu'on aurait dû faire. Tout ce que je voyais n'était que mensonge.

Elle m'avait dit une fois en jouant dans le jardin qu'elle n'aimait pas les lys : “ Ils sont orgueilleux, regarde, ils se tiennent si droits et sentent trop fort, je les déteste”, et elle s'était mise à courir. Et voilà qu'ici les lys orgueilleux se pressaient autour d'elle. Elle les détestait et moi seule le savais. Je regardais ce visage lointain, ce nez déformé et c'est en sanglotant que je trempais la branche de buis dans l'eau bénite et en aspergeais mon amie.

Pendant longtemps je ne pus voir de lys et je me souviens que quelques jours après ce douloureux événement, étant entrée, avec Maman, chez un fleuriste je dus sortir brusquement ; le parfum violent des lys, dans le magasin, m'avait transporté subitement dans la chambre portuaire, Maman vint me rejoindre sur le trottoir, elle était un peu inquiète : “Qu'est ce qu'il y a, tu n'es pas bien ?” et elle me regarda avec douceur “Il est vrai que tu grandis tant, c'est le mauvais âge, tout cela passera, viens.” Oh Maman de mes terreurs enfantines, la mort est la seule que je garde encore, mais personne ne me prend la main, maintenant, en me disant : “Tout cela passera.”

Et vous, Madame la Supérieure comprenez-vous pourquoi je ne pouvais être une belle âme de lumière ?

Je ne travaillais donc guère. J'étais nulle en mathématique et j'ai quelquefois pleuré devant le tableau noir, quand la maîtresse, cruelle, énonçait un problème que je devais résoudre devant toute la classe.

Mais en revanche je brillais en rédaction. Mes œuvres étaient toutes lues tout haut et j'étais 1ère en style épistolaire ; quand je revins avec mon prix Papa fit un méchant calembour en disant : “Cécile est 1ère au tir au pistolet”. J'aimais beaucoup la géographie. Je faisais de splendides cartes en couleur ; je rêvais devant mes mers bleues, mes rivières et campagnes vertes. Mon plus grand désir était de voyager.

Les religieuses venaient d'excellentes familles et c'était elles qui donnaient le ton. Elles regardaient avec affection tintée d'un certain respect les élèves qui portaient des noms connus dans le monde du textile. A ce propos un incident me revient en mémoire. Une vieille dame, d'une des plus riches familles de Lille et qui avait plusieurs petites-filles chez les Bernardines, venait, parfois, visiter le pensionnat ; elle venait en calèche, toutes les Dames étaient en alerte, c'était un événement ; quand elle mourut, comme l'une de ses petites-filles était dans notre classe la maîtresse nous demanda de toutes lui écrire une lettre de condoléances (ce serait la rédaction de la semaine), la mieux rédigée serait envoyée.

Avec soin j'écrivis ma lettre puis pensant au bel été qui approchait, j'eus pitié de ma compagne et terminais ma lettre ainsi : “J'espère que malgré votre douleur vous vous amuserez bien pendant les vacances.”

Le lendemain la religieuse arriva avec les rédactions. “J'ai eu de très bons efforts” dit-elle, “je vois que toutes partageaient la peine de votre amie, mais une élève” et elle prit une feuille de la pile qui était sur le bureau, “une élève, dis-je qui manque totalement de tact” et ce mot tomba et résonna dans la classe silencieuse, elle s'arrêta et nous regarda toutes. Instinctivement je devinais que cette élève était moi et, quand elle eut la lettre en mains, je reconnus mon écriture.

Elle reprit : “Cette élève qui manque totalement de tact mais dont je tairais le nom, a ajouté ces lignes dans sa lettre” et elle lu tout haut le dernier passage de ma missive. Lue ainsi par la maîtresse avec une certaine intonation qui certainement ne s'accordait pas avec le ton entier de ma lettre qui avait commencé sur une splendide note d'immense douleur, de sincères condoléances et avait continué dans un superbe crescendo : Tristesse, retour à Dieu, joie éternelle parmi les élus, ces quelques lignes me paraissaient maintenant du plus mauvais goût.

Je réalisais aussitôt l'énormité de ma faute, comment avais-je pu ? Comment oh mon Dieu je pu parler de vacances au milieu d'une si grande douleur ? C'était pourtant le seul passage de ma lettre qui avait été sincère.

J'étais rouge de honte et immobile, baissais la tête derrière mon pupitre.

Quand notre amie revint en classe après l'enterrement elle était en grand deuil : Un deuil magnifique, tous ses vêtement étaient neufs. Elle avait un air triste et les Dames lui parlaient doucement pour respecter sa douleur. On ne lui faisait pas réciter ses leçons et quand, en pleine classe, elle demandait à sortir ( fait inconnu chez les Dames) la religieuse disait : “Mes certainement ma chère enfant” et le chère enfant quittait la classe au milieu d'un silence respectueux.

Pour nous quand Bonne-Maman Gadenne mourut point de lettre de condoléances point de beau deuil. Maman envoya tous nos uniformes au teinturier ; ils revinrent rétrécis. Melle Blanche s'activa et, de la pointe de ses grands ciseaux dépiqua les ourlets. Malgré de nombreux repassages à la patte mouille la ligne de l'ourlet rallongé se vit toute l'année, nos manches de manteau ne rejoignaient plus nos gants de laine et nos poignets sentir les morsures du froid -Bonne Maman mourut en décembre- De plus je n'osais plus me baisser pour ramasser quelques objets de peur de craquer la couture des manches ; le tissu était devenu tout sec ; comme mort. C'était un bien triste deuil comme je le détestais, j'avais l'air plus malheureuse que jamais et cela, pour la première fois était de circonstances.

Les études se dirigeaient vers le bachot mais nous n'étions guère poussées. Dans ma classe sur 18 élèves deux ou trois se présentèrent et furent reçues ; deux d'entre elles se firent religieuses. Quant aux autres, protégées par leur famille, munies d'une bonne dot, le mariage était le seul but. Que leurs filles fassent un beau mariage était le rêve de toutes les mères de famille. Toutefois les filles de veuves étaient encouragées à se présenter au bachot, car on ne sait jamais n'est ce pas ?

Il était impensable que l'une de nous travaille en quittant le pensionnat. Je suis la seule de ma génération, parmi mes connaissances, qui ait voulu échapper à ce code rigide. Je dois avouer cependant que la Supérieure, quand je fus en seconde, fit venir Papa et lui conseilla de me présenter au bachot mais Papa homme pratique refusa et lui cita les vers des femmes savantes quand Chrysale dit à ses femmes : “Je veux mourir de bonne soupe mais non de beau langage” et m'envoya, comme mes sœurs aînées à l'école ménagère de Callenelle, en Belgique, pour apprendre à faire la cuisine, bonne préparation pour le mariage, pensait-il et en attendant cet heureux événement, lui-même en profiterait.

Mais revenue à la maison après mon année à l'école ménagère, mon éducation maintenant terminée, étant experte à faire des sauces et vols au vent, je voulus m'occuper.

Je suppliai Maman de me laisser travailler. J'allai pendant quelques semaines à l'école de Beaux-Arts, mais je n'étais pas dans mon monde et dû cesser. Je voulus apprendre à taper à la machine et je suivis pendant un court moment l'École Pigier ; je me trouvais là avec des filles d'employés et Maman insista pour que je cesse. Faible, ne sachant moi-même ce que je voulais, j'abandonnai toute tentative et me mis moi aussi sur les rangs des filles à marier.

J'ai gardé toute ma vie la forte empreinte reçue pendant mes premières années. J'ai vécu selon les lumières que j'ai reçues, j'ai accompli mon devoir de mère et d'épouse. J'ai suivi la voie étroite, n'osant faire le mal ni le bien. L'ombre de la vieillesse s'allonge lentement vers moi, le soleil se cache, il fait froid, je frissonne ; désespérée, je me penche une fois de plus sur mon passé et je n'éprouve pas ce contentement de soi même qui est la suprême jouissance.

Birmingham, juillet 1977